• A propos de la représentation cataleptique.

    J’ai un souci avec la notion de représentation cataleptique[1]. J’en vois à la fois tout l’intérêt et tout le risque. Bien sûr, avoir un mode description du monde « tel qu’il est » sans y ajouter de jugements, d’a priori, de connotations, etc. est, non seulement tentant, mais opératoire. La question que je me pose est « Est-ce à la portée de l’Homme ? ». Sauf à nier son humanité.

    L’Homme (et je mets cette majuscule non seulement pour distinguer de mâle, mais pour insister sur l’aspect espèce humaine) est un animal « symbolique ». C’est un raccourci, mais il est important : une des caractéristiques de l’être humain est de penser par symbole et par association, pas seulement par sens ou par réalité. Et ceci dès l’origine apparemment : dans les premières grottes ornées d’homo sapiens, on figure la femme par un triangle muni d’un trait central, représentation déjà fort élaborée du sexe de ladite femme, représentation qui elle-même représente la femme. Donc, déjà un symbolisme au second degré !

    Je ne suis pas sûr que l’Homme soit capable de penser le monde autrement que par associations, représentations, analogies, métaphores, etc. Et à chaque fois, bien sûr, il prend un risque : celui de confondre la carte et le territoire. Donc l’en prévenir est utile et même indispensable, mais peut-on, doit-on, espérer qu’il puisse s’en débarrasser ?

    Je vais prendre, à titre de première illustration, l’opposition dénotation/connotation qui, même si elle ne se confond pas avec la chose, en fait partie. Et pour ça, je vais utiliser ces mots de « noir », « nègre », « black », « homme de couleur », « minorité visible », etc. :

    Un jour un élève m’a demandé : « Hein Monsieur que c’est plus poli de dire un black que de dire un noir ? ». Et il était sincère, ce n’était pas pour détourner le cours, ça lui posait vraiment question dans ses rapports avec ses potes d’origine soit africaine, soit antillaise.

    En Français des années 1930, époque coloniale s’il en fut, le mot « nègre » était moins colonialiste et méprisant que le mot « noir », et, évidemment, que les mots « négros » ou « bamboulas ». Encore que ce dernier était plus paternaliste qu’insultant. Puis, après la Seconde Guerre Mondiale, avec la présence en Europe des Américains et l’importation, à la fois, de leurs problèmes de racisme et de ségrégation, et de leur vocabulaire, « nègre » s’est mis à être compris comme la traduction de « nigger » et est devenu, de fait, insultant parce que « nigger » lui l’était ! Pendant un temps, on s’est contenté d’y substituer « noir », avec réticence, puis on s’est mis à adopter un autre anglicisme « black » (années 1970).

    Si on était vraiment capable de représentation cataleptique, on dirait juste « noir ». Point barre. Descriptif (mal, mais bon) sans plus.

    Un autre jour, un autre élève à qui je venais de dire à je ne sais plus quel propos qu’il était noir, me répondit (sans y croire lui-même et plus par taquinerie qu’autre chose) : « Oh, Monsieur ! vous êtes raciste ? » accompagné d’un grand sourire. Je lui fis remarquer que non justement, ce qui aurait été raciste de ma part, c’aurait été de nier qu’il fut noir ! Il en convint tout à fait et (c’est pour vous dire !) termina l’année scolaire en me disant, là aussi rigolard : « Oh Monsieur, faut que je vous embrasse ! » Ce qu’il fit au grand amusement de toute la classe de voir ce grand gaillard faire la bise à son vieux prof de math.

    Ce sur quoi je voulais insister avec cette anecdote, c’est que l’euphémisation rampante et toujours renouvelée est antinomique de la représentation cataleptique. Et pourtant qu’est-ce qu’elle est présente ! Mais il s’agit de ne pas se tromper de combat, s’il y a euphémisation constante dans cette circonstance, c’est à cause d’une erreur grave :

    Il faut être bien clair : 9 fois sur 10, et même 99 fois sur 100, que M. Martin soit noir ou pas n’a pas la moindre importance ! Peut-être pour choisir la couleur de sa cravate ? mais sinon … Pas plus que la blondeur ou la rousseur de la chevelure d’une demoiselle a à voir avec sa compétence comme expert-comptable par exemple, ou que la couleur des yeux d’un jeune homme en fasse un plus ou moins bon plombier. Le piège est dans le mot « est ». Dans la phrase « M. Martin est noir », certains assimilent le verbe être à un signe d’égalité, alors qu’il n’est qu’une copule grammaticale pour introduire un qualificatif. Si je dis « Mme. Albert est blonde », cela ne présume en rien de ses opinions politiques ou religieuses et si je dis « M. Paul est barbu » cela ne le rend ni plus ni moins susceptible d’entrer à Polytechnique. Ne confondons pas caractéristique, peut-être même appartenance, avec identité.

    Passons à un tout autre aspect : l’art et la représentation ou la vision cataleptique sont-ils compatibles ? Voici deux images :

     

     

    Question à 10 centimes : laquelle des deux est une représentation plus cataleptique que l’autre ? Voilà, vous avez gagné.

    Sauf que l’une est une bête photo publicitaire pour une marque quelconque de bottillons et que l’autre est une œuvre d’art (Van Gogh). Et il n’y a rien de moins cataleptique que l’art. C’est une conséquence directe de ce que je disais, au début de ce texte, sur le mode de pensée symbolique et associatif de l’être humain. Tout œuvre d’art est remplie de références, de non-dits, d’allusions, de fausses pistes, de niveaux multiples de lecture, de, donc, connotations et de, donc, réinterprétations de la « réalité ». Tout œuvre d’art, même la plus simple et la plus naïve. Rien de moins « tel que c’est ». Et pourtant, pour l’homme, le moyen d’accès à la réalité le plus efficace est sans doute l’art. « Notre idée pétrifiée du théâtre rejoint notre idée pétrifiée d'une culture sans ombres, où de quelque côté qu'il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l'espace est plein. »[2]

    Voila, l’espace est plein, la réalité est fourmillante. C’est parfois encombrant, parfois dérangeant ou inconfortable, mais c’est ainsi. Recourir à une vision cataleptique du monde, c’est essayer de le vider pour le rendre plus à notre portée. Le projet n’est pas idiot et il peut s’avérer un moment utile dans une démarche de compréhension. Mais s’en contenter serait une catastrophe.



    [1] Au sens grec du terme, voir La représentation cataleptique.          [retour au texte]

    [2] Antonin Artaud dans Le théâtre et son double.          [retour au texte]


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  • Commentaires

    1
    Dimanche 26 Juin 2011 à 11:45
    Galmaril
    La représentation cataleptique est une représentation, ce qui implique que la dimension cataleptique est dans la perception et non dans les objets. Dans une perception cataleptique, les godillots de Van Gogh et les Doc Martens de la Redoute ne sont, l’un et l’autre, que des chaussures.
    Dans une perception non cataleptique, les godillots de Van Gogh renvoient au romantisme du loqueteux errant, à tout ce qu’il peut y avoir de pathétique et d’exaltant dans l’alliance de la misère et de la liberté, etc.
    Mais dans cette même perception non cataleptique, les Doc Martens de la Redoute sont loin d’être neutres. Elles présentent un accessoire lié au travail de chantier comme un must de la mode. Les connotations qui amènent cet accessoire à faire l’objet d’un achat compulsif sont nombreuses et largement manipulées par les publicitaires. Il n’est d’ailleurs pas impossible que cette paire de chaussure renvoie au romantisme de la liberté des godillots de Van Gogh.
    Ceci dit, si Van Gogh a passé des jours et des jours à peindre des godillots, ce n’est pas pour que les spectateurs se contentent de constater froidement que ce sont des chaussures. L’art emprunte des voies dont la représentation cataleptique peine à rendre compte.
    Mais la poétique de Rimbaud ne signe pas la mort de la raison pour autant, même si la raison n’a pas grand-chose à en dire, pas plus que la peinture de Van Gogh ne sonne le glas de la représentation cataleptique même si la perception cataleptique la vide de son contenu le plus riche.
    La représentation cataleptique est un point de vue caractérisé par la sobriété en matière de connotation, ce n’est pas la vérité holistique du monde. L’important, c’est qu’elle ne fasse pas défaut là où est requis ce type d’intelligence tranchante et discriminante qui nous permet d’être un sujet actif et non un objet passif. Une analyse rationnelle non cataleptique, c’est une contradiction dans les termes.
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