• Caniveau

    C’est assez jeune que je me suis fixé. Quelques courtes années dans un appartement de ma ville natale entrecoupées de chambres meublées dans des bourgades du centre de la France, suffirent à combler mon goût de l’aventure. Un jour, rentrant d’un poste qui venait de m’être affecté dans une ville que je connaissais mal, je me trompai de route, m’égarai dans une banlieue et tombai à un feu rouge sur une pancarte « A vendre ».

    La maison était grande. Trop grande sans doute : ma femme m’accompagnait, bien que séduite, elle était hésitante. Certes c’était la fin des servitudes d’un appartement : loyers à perte, étroitesse de l’espace,  mitoyenneté et voisinage, là, au contraire, un investissement, de nombreuses et vastes pièces et il y avait même un grand jardin. Mais il y avait tant à faire ou à refaire : sans même parler de l’intérieur, ce jardin justement, il était en friche et, pour un grand tiers, c’était une décharge encombrée d’objets divers mêlés aux ronces.

    Et l’argent ? Nous n’en avions pas même le premier centime.  Le prix était minime, pas même la moitié de ce que nous redoutions. Nous nous endettâmes auprès des banques, auprès de la famille, pour des années. Nous achetâmes. Enfin, j’achetai, car c’est sûr si ma femme hésitait, mon désir était tel que ses réticences furent balayées.

    Il m’a fallu quelques semaines, une fois installé, pour comprendre d’où venait ce désir. Ce n’était pas les agréments réels ou potentiels de la maison, ce n’était pas plus le défi que je me lançais en m’engageant dans ce chantier. Non, c’était l’odeur.

    Pas l’odeur de la maison, mais l’odeur du quartier, l’odeur des caniveaux.

    Là, si vous êtes plus jeunes que moi, vous ne pouvez qu’imaginer, mais les plus vieux pourront peut-être, eux, se souvenir. Dans mon enfance, il y a une chose qui n’existait pas, même dans la relativement grande ville où je vivais : le tout-à-l’égout. Les eaux usées domes­tiques, on dit parfois les eaux grises,  c'est-à-dire les eaux de vaisselle, les eaux de lessive, etc. allaient directement dans les caniveaux qui bordaient les rues. Et même si elles étaient parfois diluées par les eaux de pluie, elles étaient chargées de toute une quantité de savons et de pro­duits lavant qui les coloraient d’une sorte de blanc-gris bleuté. Une fois écoulées ou évapo­rées, le bord des rues en restait teinté. Et elles sentaient. Oh, elles ne sentaient pas mauvais, non, une légère odeur un peu acidulée, mélange de parfums de savonnette et d’odeur de soude.

    Toute ma jeune enfance, j’ai baigné dans cette odeur  quand je sortais dans le quartier pour aller à l’école par exemple. Puis, je devais avoir une petite dizaine d’années, la ville fit un effort d’urbanisme, le tout-à-l’égout passa devant chez nous et l’odeur disparut sans même que je m’en rendisse compte. Et là, soudain, dans ce quartier excentré d’une plus petite ville, elle avait ressurgi.

    Il existait – et existe encore un peu - une autre odeur dans les quartiers de ce genre, mais elle est moins présente : elle n’existe que l’hiver et plutôt le soir ou la nuit, et, dans ces quar­tiers, l’hiver on ne sort pas le soir. C’est l’odeur du feu. L’odeur des fumées qui sortent des cheminées et que le froid et le soir justement rabattent dans les rues sans que la circulation, trop clairsemée à cette heure, la disperse.


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