• Ces lieux qui disparaissent.

    C’était un chemin que j’avais découvert, genre raccourci. Difficultueux et escarpé : les premières fois, j’avais failli abandonner. Puis, un jour, j’ai trouvé : contourner ce rocher, gravir cette pente à gauche, puis tourner à droite entre ces deux arbres et, là, j’atteignais le plat qui me permettait de continuer. D’ailleurs en sens inverse, c’était pareil : difficile mais commode au bout du compte quand on le connaissait. En plus, de ce chemin, j’apercevais en contrebas la « vraie » route : plus longue, plus sinueuse, plus simple sans doute, mais tellement moins satisfaisante. Comme une sentiment de victoire quand je la contemplais.

    Je ne sais plus quel âge j’avais quand j’ai trouvé ce chemin, mais je sais que, depuis, je l’ai parcouru maintes fois. Dans un sens comme dans l’autre. Je m’en suis même servi pour imager un roman que je lisais : il y était question, là aussi, d’une forme de raccourci surplombant. C’était du mauvais côté : à gauche en descendant alors que le mien était à droite, mais cela se ressemblait un peu, suffisamment. Quand on lit un roman, on se fait des images, puisées dans sa propre vie, ça illustre, ça rend vraisemblable.

    Il y a quelques mois, au réveil, je me suis rendu compte que ce chemin n’existait pas. J’ai bien dit « pas », je n’ai pas dit « plus ». Il n’avait pas disparu, il n’avait jamais existé. Ce n’était que le décor, récurrent, de certains de mes rêves. Et pourtant je peux vous dire les cailloux qui ripent sous mes pas, les touffes d’herbes que parfois je saisis pour m’aider à gravir la pente et le soleil qui, certains jours, darde sur ce plat poussiéreux que je vous évoquais.


    Ces derniers temps, j’ai ainsi perdu plusieurs lieux. Ce chemin fut le premier et celui qui, sans doute, m’a le plus choqué : je le connaissais si bien. Mais, j’ai aussi perdu, plus récemment, une maison. Maison que j’habitais mais dont une aile était encore en construction, disons en finition, mais finition depuis longtemps : manque de moyens sans doute, remis à plus tard quoi, mais hors d’eau. Les pièces (des chambres, des chambres d’enfants sans doute) non tout à fait finies avaient leurs murs de plâtre protégés de feuilles de plastique. Pfuit, elle aussi, disparue ainsi que le terrain qu’elle occupait au coin d’un boulevard bordé de vieux platanes et d’une petite rue perpendiculaire.

    Ce matin même, j’ai perdu un grenier, ou peut-être devrais-je dire des combles. Une enfilade de trois grandes pièces, un peu sombres et encombrées, mais où j’ai souvent passé franchissant les portes qui les séparaient. Là aussi dans un sens comme dans l’autre, et pestant, chaque fois, contre l’empoussièrement des lieux : « faudrait quand même que je me décide à …»

    Pour ce dernier faux lieu, j’ai une vague idée de ce qui l’a créé : le dernier étage ­– interdit – d’un des bâtiments du collège privé où j’ai fait mes études. De la 6ème à la Terminale, donc sept ans, ça vous donne le temps d’explorer. Demi-pensionnaire, j’y passais ma journée et, à la pause de midi, deux heures à l’époque, peu friands des jeux et des ris des autres gamins, je baguenaudais : les couloirs peu fréquentés, l’arrière des bâtiments, les bois alentour, les rives de la petite rivière qui jouxtait, … tout et n’importe quoi pour échapper au regard des pions et aux jeux de ballons de camarades trop empressés. Et un jour j’ai osé. J’ai pénétré dans LE bâtiment où personne n’entrait, administratif, réservé, privé, solennel. Escalier. Quatre étages et là-haut, ce grenier, donc, ou son prototype. Je l’ai arpenté, tremblant, et j’en suis sorti par une porte qui donnait sur le dernier étage d’un autre bâtiment – autorisé celui-là : c’était celui de chambres des bons pères qui nous confessaient de mois en mois. Directeurs de conscience, on les appelait.

    Enfin, ce que je viens d’écrire c’est ce dont je me souviens ou crois me souvenir ! Car, là, maintenant, je ne sais plus. Ne serait-ce pas là aussi un élément du rêve ? Va savoir. Ma réalité s’effrite. Des lambeaux en pendouillent comme ces vieux papiers peints des pièces trop humides.


    Bien sûr, la réalité est mouvante et, si c’est parfois désagréable, ça peut aussi être réjouissant. Tout dépend. J’ai connu d’adorables vieilles maisons démolies pour céder la place à de hideux immeubles, mais j’ai aussi connu de vieilles bicoques insalubres qui furent converties en de pimpantes bâtisses. J’ai vu des terrains vagues, domaines des ébats des rats, d’abord conquis par une zone commerciale puis par des demeures de standing, mais j’ai aussi vu de jolis prés, emplis de papillons, se boursoufler de pavillons, façon furoncles. Quand j’étais petit et que j’allais à l’école paroissiale à pied, six cents mètres, matin-midi-midi-soir, deux allers, deux retours, je longeais quatre fois, donc, un interminable mur en pierres, aveugle et qui me surplombait d’au moins un mètre. Derrière ce mur, je « savais » ce qu’il y avait. Il y avait ce que, par chez moi, on appelait une « tenue maraichère », sorte de grand, d’immense jardin où l’on cultivait soigneusement des petits pois, des salades ou des carottes pour alimenter les conserveries locales, les marchés alentour et même les marchés de la capitale. Je savais, mais peu importe j’imaginais. J’imaginais là derrière quelque obscur décor plein de mystères et de suffocations possibles. Comme des Îles au trésor. J’ai même envisagé, un jour, d’agrandir, à coup de pétard à trois sous, une faille du mur pour y voir à travers. Et voir, donc, toutes les merveilles que ce mur ne pouvait que cacher. Manquant de sous et d’audace, je n’ai jamais acheté le nombre suffisant de pétards. Tant pis, j’ai continué de rêver. Pour vous dire : adulte, je me suis servi de ce mur et de ce qu’il entourait, pour imager, comme je disais précédemment, le couvent du Petit Picpus où Jean Valjean et Cosette trouvèrent refuge. Plus tard, mais déjà j’allais en bus au collège, tout à l’heure évoqué, et ne voyais plus guère ce mur, il fut abattu, la « tenue » fut lotie et l’on y construisit outre quelques maisons ordinaires, un immeuble. Même pas laid ! Quelconque. Sorte d’empilement de d’appartements à balcons en ferraille, surmontant une ligne de boutiques clinquantes : qui vendant des télés, qui vendant de la coiffure, qui vendant des chaussures. Triste île au trésor. Des étages, certes, plusieurs, mais on s’arrête, soit que l’urbaniste fut passé par là, soit que les finances vinrent à manquer.

    La réalité est mouvante, disais-je, et quand je vais dans ce quartier où je suis né et où j’ai vécu mes premières années, je ne reconnais plus grand’chose. Mais ça, même si ça m’attriste ou me nostalgise parfois, je le trouve normal. Ce qui m’effraie, c’est cette réalité, ces pans de réalité que je croyais solides et établis et qui s’effondrent d’un coup sous prétexte que je me réveille.


    Découvrir un matin qu’un lieu familier, arpenté mille fois, objet autant d’espoirs que d’exaspérations, théâtre de prouesses parfois d’humiliations, secret jalousement gardé, évidence absolue d’un endroit où aller, n’est pas et n’a jamais été, c’est pire que mourir. C’est être déjà mort.



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  • Commentaires

    1
    BORD DE MER
    Dimanche 20 Octobre 2013 à 14:53

    La lecture  de cette histoire se termine par un gros soupir!!!!c'est ma vie ,mon enfance ,mon adolescence...cette ferme bi centenaire ,avait résisté aux bombardements ,sa cave cathédrale avait protégé de nombreuses vies  'les vellles maisons ,ses voisines ont été transformeés en tas de chair et de pierres ,,les B 52 éjectaient leurs engins de mort,mais les cibles étaient toujours debout . En 1950,la municipalité a décidé la mort de cette ferme .... De vilains immeubles roses ,tout fiers  de leur jeunesse ,arrogants  ,me toisant avec dédain ,lorsque ,je passe devant eux,je les méprise ,..Ils mon volé mon identité ,mes souvenirs.....Je viens de reconstituer 'sur papier ' la ferme de mon enfance ,avec ses caches ,ses greniers ,ses caves  ses trésors ,moments inoubliables .....

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