• Flash Mob' et apéros géants

    Il y a quelques mois de ça, mon attention a été attirée par la multiplication des « flash mob’ ». Ce qui m’a d’abord frappé dans le phénomène c’est la jubilation du nombre puis l’aspect récupération du phénomène qui est très vite apparue. Depuis j’ai ajouté quelques éléments à ma réflexion. D’autant qu’ensuite s’est multiplié un autre phénomène qui me pa­raît apparenté, celui des « apéros géants ».

    Je voudrais d’abord parler du problème du nombre. Il y a là des aspects anciens et, au moins, un aspect nouveau :
                Ce qui est ancien c’est d’abord le plaisir d’être nombreux. Une sorte de fascination et de jubilation à être cent, mille, ou plus à faire ensemble une chose volontairement. Ce n’est pas nouveau, que ce soit un défilé carnavalesque, un monôme étudiant, une manifestation ou­vrière, un concert de rock, etc. ce ne sont pas les exemples anciens et même antiques qui manquent. C’est juste un renouvellement. De même, l’aspect démonstratif que ces événe­ments possèdent se retrouve dans les exemples en question.
                Ce qui est plus nouveau c’est que maintenant c’est possible. Possible de deux façons. D’abord possible à organiser : le téléphone portable, Internet rendent extrêmement rapide la possibilité de convoquer et d’organiser une énorme quantité de gens, et cela de façon peu ou pas centralisée, peu contrôlable par l’extérieur, et facilement exponentielle dans le public qu’elle atteint. Il y a encore quelques années organiser une manifestation contre tel ou tel ob­jet supposait l’existence d’une centrale (par exemple syndicale) ou d’une coordination de plu­sieurs, et la mise en place de toute une logistique de mobilisation (tract, etc.). Récemment on a vu que cela n’était plus le cas, par exemple en Iran. C’est l’utilisation de ces mêmes procé­dés qui rend possible la tenue de flash mob ou celle d’apéro géant.
    Il y a un autre possible qui passe plus inaperçu : maintenant on peut être nombreux pour n’importe quoi. C’est un phénomène démographique. Ou plus exactement une prise de cons­cience de ce phénomène. Les manifestations très populeuses sont déjà anciennes : j’évoquais tout à l’heure les concerts de rock, pensons à la surprise créée par Woodstock à l’époque. Il y a eu un autre phénomène précurseur il y a une quarantaine d’années, celui des happenings. On est là en quelque sorte à la confluence des deux choses : lancer une performance (au départ artistique) dans la rue et la rendre populeuse, « tiens si on se mettait tous à danser dans la rue ! Ah oui, mais maintenant on peut le faire à cent, mille, dix mille ». J’évoque là plutôt le flash mob, mais il est clair que l’apéro géant ressortit de la même logique.

    Un aspect voisin de celui du nombre, mais plus profond, est l’aspect mimétique de ces phénomènes.
                Participer à un tel événement c’est à la fois « je me distingue de la foule autour en y participant » et « je ressemble à beaucoup, nous sommes tous ensemble à faire la même chose ». Tous ensemble, la même chose. Nous sommes là en plein dans la définition de la « crise mimétique » de R. Girard avant qu’elle ne débouche sur le lynchage fondateur. Je dis bien : avant.
                Néanmoins, on peut se poser la question « À quand la première victime émissaire ? ». Et il n’est pas invraisemblable que l’espèce d’effroi qui s’empare des autorités ces derniers temps, soit dû  à une vague préscience de la chose. Les flash mob sont déjà regardés d’un œil soucieux, mais les apéros géants c’est nettement plus évidemment dangereux. L’alcool bien sûr, mais surtout dans le flash mob il y a UN déclencheur assez clairement identifiable (l’artiste, la marque qui est à l’origine), dans l’apéro ce déclencheur est diffus, on ne peut lui mettre la main dessus, « on n’a pas d’interlocuteur » dit le préfet. Tout se passe comme si le groupe se formait tout seul, par agrégation.
                Sur cet aspect mimétique, je voudrais juste souligner un dernier détail : observez comme le spectacle des chorégraphies synchrones introduit un trouble chez le spectateur. Je pense là en particulier au flash mob qui fut donné devant Oprah Winfrey : des centaines (mil­liers ?) de gens faisant exactement les mêmes gestes. Ça non plus ce n’est pas nouveau, mais justement à chaque fois que je vois le public d’un concert de rock balancer ses milliers de bri­quets (ou maintenant de portables) en cadence, j’ai toujours un frisson : Nuremberg. Même si, restons bien calmes, dans ce cas précis c'est purement festif.

    Un troisième point que je voudrais aborder est celui de la récupération.
                Au départ des flash mobs, il y a une espèce de gratuité de la chose : geste artistique sans plus, c’est déjà pas mal. Mais très vite la chose est récupérée par le monde de la publicité et la plupart des flash mobs dont on parle (vidéos sur le Net), sont en réalité des messages publicitaires.
                Pour les apéros géants, il n’y a pas (encore ?) de récupération évidente, mais certains dénoncent déjà l’action souterraine des alcooliers.
                Avant de revenir sur ce dernier point, je voudrais insister ici sur la capacité inouïe du capitalisme à récupérer à son profit des manifestations qui naissent soit à sa marge, soit même en rejet de lui. Les exemples sont nombreux : musique rock ou protest-song transformées en produits de grande consommation, plus anciennement l’école impressionniste, puis l’école cubiste en peinture qui de scandales se sont transformées en juteux investissements. Il y a une icône de la chose, mais c’est anecdotique : la célèbre photo du Che.
                Ce qui est à souligner c’est que n’est pas seulement une récupération anesthésiante, c'est-à-dire un affadissement volontaire pour rendre la chose moins « toxique ». C’est aussi, et peut-être même surtout, comme une nourriture plus ou moins indispensable au capitalisme : un des derniers exemples en date est la récupération du mouvement plutôt libertaire et antica­pitaliste à l’origine d’Internet en une énorme machine à profits.
                Mais je reviendrai une autre fois sur le capitalisme.

    Dans les réactions aux apéros géants, il y a eu certaines phrases très intéressantes énon­çant le « soupçon » (en fait une accusation voilée) d’une responsabilité des alcooliers dans leur organisation.
                Il est remarquable de voir tous ces braves gens qui, devant un phénomène incompréhensible à l’intérieur de leur univers mental, tentent désespérément  de le raccrocher à des choses qu’ils connaissent ou croit connaître. Ici le commerce. Ils sont face à des mou­vements dont les motivations leur paraissent soit inexistantes (gratuité), soit obscures, soit dérisoires. Ils sont obligés de faire appel à une sorte de « théorie du complot » pour les faire entrer dans le cadre de leur rationalité usuelle, de les apprivoiser.
                On remarquera que je ne dis pas que les marchands de boissons locaux ne se frottent pas les mains, mais bon.

    Une remarque périphérique de vocabulaire :
                Jusqu’à une époque récente, le terme consacré pour désigner les marchands de boisson était « limonadier ». Ce terme a du paraître trop sympathique aux militants de l’antialcoolisme et il lui ont substitué celui d’ « alcoolier ». Désormais, dans les médias, c’est toujours aux alcooliers qu’il est fait allusion.
                Le terme est visiblement construit à l’imitation de celui de « cigarettier » utilisé depuis 20 ou 30 ans pour stigmatiser les marchands et les industriels du tabac. On remarquera l’utilisation d’un produit, la cigarette, et non pas de la substance, le tabac. A l’inverse est ap­paru plus récemment le mot « tabacologue » pour désigner celui qui sait et qui sait, en parti­culier, comment se débarrasser dudit tabac. Je pense qu’il serait utile de se pencher sur l’inflation sémantique qui se fait jour ici :
                le suffixe –ier, comme signifiant fabricant louche et mal intentionné d’un produit qu’il sait dangereux mais qui va lui rapporter,
                le suffixe –logue, comme signifiant sage personne désintéressée qui met son savoir au secours des victimes d’un fléau.


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