• Gloire immortelle de nos aïeux.

    On était à la fin de l’automne 1943, le soir. Le ciel était devenu simplement un peu nuageux, mais le matin même il avait plu et le sol était encore humide. Cela rendait la position des deux mômes inconfortable : petit à petit, l’humidité et le froid s’insinuaient dans leurs vêtements.
    Ils étaient allongés sur le sol au haut d’une butte et ils surveillaient la petite route en contrebas. Près d’eux, à portée de main, deux vieux fusils qu’ils avaient récupérés chez le père de l’ainé : un souvenir de 14-18. L’ainé avait même en plus un pistolet d’ordonnance récupéré, lui, sur le cadavre d’un soldat. Ils guettaient.


    Deux mômes disais-je. Je précise. Le gamin avait à peine plus de 16 ans, il était né en Juillet 1927, l’ainé, le vieux, plus aguerri, en avait 23. Leur mission ? On savait qu’un convoi de munitions allemand allait passer sur la route, sans grande précision horaire. Ils devaient balancer les 4 grenades dont ils disposaient, la première sur la voiture de tête, les suivantes, si possible, sur le camion de munitions. Puis s’enfuir en tiraillant, profitant de l’effet de surprise. Alors ils guettaient. L’ainé avait même une vieille paire de jumelles et il scrutait, en vain pour l’instant, l’amont de la route.


    Soudain le gamin dit :
    « Jean, j’ai peur !
    - C’est normal Pierre, moi aussi j’ai peur.
    - Oui, mais pourquoi on fait ça ?
    - Pour l’honneur et pour la gloire. » répondit Jean.


    Pierre se tut un moment, puis recommença, toujours en murmurant :
    « L’honneur, je crois que je sais ce que c’est. C’est pour ça que je suis là : mon père est toujours prisonnier en Allemagne, alors qu’il n’a fait que son devoir et qu’on devait le libérer après l’armistice. Mais la gloire, qu’est-ce que c’est ? ».


    Je ne sais pas si l’ainé avait une réponse ni, si oui, laquelle. Ce que je sais c’est qu’il n’eut pas l’occasion de répondre.
    Soudain quatre soldats allemands avaient surgi derrière eux :
    « Hände hoch ! » rugirent-ils.
    J’ignore ce qui les avait trahis : un reflet du soleil couchant sur les lentilles des jumelles, la tignasse rousse du gamin qui déparait dans l’herbe,… ? Mais il est certain que les Allemands se méfiaient : ils savaient le lieu propice à l’embuscade et j’imagine bien le lieutenant qui menait le convoi, surveillant les alentours, repérant les deux mômes, ralentissant la marche et dépêchant quatre trouffions pour les prendre à revers.


    Ils vendirent chèrement leurs vies. Je dis bien ils vendirent, pas ils sauvèrent. Avant de mourir, ils tuèrent trois des soldats et même blessèrent le quatrième. Ce dont Hans se félicita d’ailleurs ensuite : il échappa ainsi au front de l’Est.


    Comme je te l’ai dit, Pierre, je ne sais pas si Jean avait la réponse à ta question. Mais, moi, plus de soixante-dix ans après, je l’ai.
    Tu as donné ton nom à une petite rue d’une petite ville de la grande couronne. Sur la plaque au début de la rue, on peut lire
    « Rue Pierre B.
    (1927-1943)
    tué par l’ennemi lors d’un acte de Résistance ».


    Tu avais des camarades et, après la guerre, ils intervinrent intensément auprès du maire. Mais le maire ne trouva que cette ruelle à te dédier.


    Tes camarades insistèrent. Tu as même eu le droit à une plaque, en faux marbre, sur ta maison de naissance. Elle dit :
    « Ici naquit Pierre B.,
    résistant,
    mort pour la France. »


    La plaque commence à vieillir : le marbre se fendille et l’inscription, dorée autrefois, s’estompe.


    Excuse-moi, j’ai dit ta maison de naissance. Ce n’est même pas vrai. Ta maison n’existe plus. Elle a été remplacée par un immeuble, mais ils ont gardé la plaque.
    D’ailleurs tu ne reconnaîtrais pas ta « ville » de naissance. À l’époque, c’était encore un village éloigné de la capitale, plutôt rural, maintenant c’est une série de logements résidentiels, surtout des immeubles.
    Tiens même l’église a disparu. Victime collatérale d’un bombardement qui visait la voie ferrée voisine. Tu te souviens de ce champ où tu allais, tout petiot, surveiller les trois vaches de ton père, vous étiez riches dis donc, maintenant c’est une déchetterie que longe l’autoroute.


    Voilà c’est ça la gloire : donner son nom à une petite rue de banlieue ouvrière.


    Je vais te raconter autre chose, Pierre. Tout près de chez moi, je connais un endroit où une impasse Gustave Flaubert débouche sur une rue Jules Verne qui, elle-même, aboutit à un boulevard Albert Thomas.
    Malgré ton jeune âge, je pense que tu avais entendu parler de Flaubert, même si tu n’en as sans doute pas lu grand-chose. Jules Verne, lui, tu as dû en lire, après tout tu étais un garçon normal. Mais Albert Thomas, tu connaissais ? Pourtant il est mort cinq ans après ta naissance, ce fut un homme politique d’importance, en particulier sur le droit du travail, mais je ne suis pas sûr du tout que, dans ton village, tu en aies entendu parler.
    Eh bien voilà.
    À un grand romancier, on donne le nom d’une impasse.
    À un romancier, de talent certes, mais de divertissement, on donne le nom d’une rue.
    Et, à un politicien, certes émérite, on donne un boulevard.


    Tu ne connais pas la dernière ? L’impasse Gustave Flaubert va disparaître. Un promoteur immobilier vient de s’approprier le pâté de maisons qui l’entourait, va tout démolir et y construire une résidence de grand standing.
    C’est un homme bien : la résidence s’appellera « Résidence Flaubert ».

     

     

     

     


  • Commentaires

    1
    Dimanche 23 Mars 2014 à 21:27

    Pour la gloire, les soldats meurent souvent pour elle...On peut même travailler pour la gloire (ça m'est arrivé) ! On peut en ressentir du bonheur.

    Jolie histoire que vous avez inventée là et qui semble tellement réelle...Et pour finir, ce choeur des soldats de Gounod, j'adore !

    2
    Dimanche 23 Mars 2014 à 21:44

    Je ne vois pas bien ce qu'est l'honneur, même si j'en connais la définition, et encore moins qui mérite une plaque et où faut-il la placer...

    Dans ma vie, de temps à autre, je me demande ce que je devrais faire, ou ce que j'aurais fait (peut-être) à la place d'un autre en telle ou telle circonstance.
    La réponse n'est pas toujours claire, mais je ne cherche ni l'honneur, ni la gloire, peut-être un peu de reconnaissance, mais surtout j'essaie d'être un homme, adulte et responsable, et un esprit libre... et quand j'y arrive, j'en tire parfois une certaine fierté. On est peu de chose !

    A+

    3
    Dimanche 23 Mars 2014 à 22:16
    pyrausta1

    Dans ma vie, de temps à autre, je me demande ce que je devrais faire, ou ce que j'aurais fait (peut-être) à la place d'un autre en telle ou telle circonstance. Voilà ce que dit Sparfell et je pense comme lui Ton histoire est bouleversante, parait tellement reelle. Certains heros, anonymes,n'ont même pas eu de reconnaissance ,ni en marbre ni autrement,et pourtant c'est grace à eux si les Allemands ont eu des difficultés. J'ai beaucoup d'admiration pour ces hommes et ces femmes qui ont tout risqué . L'autre jour, j'ai vu un téléfilm sur l'histoire de tout un village en Allemagne de l'Est qui s'est sauvé pour passer à l'ouest. Il y avait notamment un passeur parmi les habitants. L'as tu vu?  

    Parti pris interessant ? de mettre ce choeur d'hommes (vache le nombre!!) face au public ...En tout cas, tres bien chanté ! Et voilà que je l'ai dans la tête maintenant!! Et s'il n'y avait que lui! Defilent Valentin, Siebel et cie....

    4
    Dimanche 23 Mars 2014 à 22:26

    @ Pyrausta

    Outre que j'adore (musicalement) ce chœur, si je l'ai mis c'est pour deux autres raisons :
    - il est sous-titré : lisez les paroles,
    - la mise en scène (Chorégie d'Orange 2008) et cette apparition à vomir des généraux d'opérettes.

     

    Pour la question qui t'est commune avec Sparfell, je n'ai pas plus de réponse que vous.
    Je peux juste ajouter que cela fait environ 50 ans qu'elle me hante.

     

    5
    Dimanche 23 Mars 2014 à 23:17

    Çà ne me hante pas, j'essaie simplement de m'élever un peu de temps à autre, en me demandant ce qui serait plus humain, plus beau, plus noble... ou juste plus simple et plus franc. Et ça ne m'empêche pas d'être loin de tout cela lorsque le stress, la colère, le manque d'attention, les petits ou gros aléas de la vie ne me mettent pas en situation favorable pour appliquer ces préceptes. Comme d'autres gens, je ne suis pas un saint !!!

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    6
    Dimanche 23 Mars 2014 à 23:21

    Sparfell, ce que tu dis montre juste que tu es plus jeune que moi. Ce qui n'est pas un défaut.

    Moi, si ça me hante, c'est que depuis un demi-siècle je me demande : "Et toi, qu'aurais-tu fait ? Aurais-tu eu le courage de...".

    Et je ne le saurais jamais.

     

    7
    Mardi 25 Mars 2014 à 16:34
    pyrausta1
    Leoned,j espère que cette question continuera à te hanter et que tu n 'auras jamais de réponse.
    Mais avec la montée du FN j'ai peur qu'un jour on la connaisse.
    8
    Mark Daya
    Dimanche 30 Mars 2014 à 16:06

          Leoned,

    Est-ce par hasard que tu as choisi Albert Thomas? , connais-tu son activité pendant la première guerre mondiale?

    Ta nouvelle conte l'oubli, c'est, je crois, son sujet, plus que l'héroïsme, qui est d'ailleurs présent.

          Si c'était possible (?) , il vaudrait mieux que l'humanité oublie la gloire.

     

     

     

     

     

     

     

    9
    Dimanche 30 Mars 2014 à 16:13

    @ Mark Daya

    Non, si j'ai choisi Albert Thomas ce n'est pas en liaison avec son activité durant la première guerre mondiale (que je connais).

    Ce sont des considérations purement "locales" qui me l'ont fait choisir.
    J'en ai d'ailleurs rajouté : les trois artères que je cite sont dénommées "rue". Mais la 'Gustave Flaubert" est une quasi ruelle, la 'Jules Verne' est une grande rue et la 'Albert Thomas' est une très grande rue. Tout ça à 200 mètres de chez moi.

     

    10
    Lundi 7 Avril 2014 à 20:00

    Ton texte est splendide, et comme dit Marc, il conte l'oubli, celui qui fait recommencer les mêmes conneries régulièrement aux hommes.

    J'ai le même questionnement que Sparfell, Pyrausta ou toi, je crois que nous l'avons tous, et je ne suis pas sûre d'agir "bien" un jour ...

    11
    Lundi 7 Avril 2014 à 20:43

    Que mon texte soit "splendide", c'est normal : c'est moi qui l'ai écrit !     tongue

    Mais celui du chœur du Faust de Gounod n'est pas mal non plus.

    Force-toi. Même si c'est de l'opéra (bouche toi les oreilles si tu veux), mais lis les paroles parce qu'un chœur/hymne prétendument militaire qui commence par
                                                           "Déposons les armes, déposons les armes..."
    je trouve ça fort aussi !

    Et personne ne me fera croire que le metteur en scène, Nicolas Joël, ait fait coïncider le début du refrain guerrier avec l'apparition au balcon des généraux emplumés et ridicules.
    Et même alors, le second couplet est pacifiste.

    (Demande : si quelqu'un a une meilleure vidéo que moi, c'est quoi la couleur du drapeau ?)

     

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