• Les K’yad étaient des pêcheurs. Leurs souvenirs et leurs récits, aussi loin qu’ils remontaient, même les plus vieux, ceux que racontaient les anciens qui eux-mêmes les avaient entendus, jeunes, de la bouche de leurs anciens, parlaient de pêche.

    Il y avait l’histoire de Jarg qui, dans sa folie, avait rapporté tant de poissons que le village n’avait pu tout consommer, et son père, honteux, avait dû reprendre le bateau pour aller rendre à la mer ce que Jarg lui avait volé avant que les abords du village ne s’empuantissent trop.

    Il y avait les innombrables récits de tempêtes soudaines où avaient péri tant de bateaux, tant de maris et tant de frères.

    Il y avait l’équipage de Pantorf : hâbleurs, et sans vouloir écouter les conseils, ils étaient partis alors que la saison se finissait, et, bien sûr, ils n’étaient pas rentrés avant que les vents d’équinoxe se lèvent et que la mer se déchaîne. La légende, pourtant, disait qu’ils étaient revenus après quatre lunaisons, épuisés, mais vivants. Tous. Qu’ils avaient découvert, loin vers le sud, des îles merveilleuses où ils avaient survécu en ne mangeant que des fruits quand leur pêche avait été épuisée. Mais peu de K’yad y croyaient et beaucoup hochaient la tête les soirs où un vieux racontait cette histoire, même si, alors, les yeux des enfants brillaient.

    Il y avait un soir, pourtant, où les anciens ne parlaient pas de pêche, mais de chasse. C’était peu après l’équinoxe, quand les vents avaient commencé, quand la mer se faisait trop furieuse, quand la saison était finie, quand, le soir, le crabe était, en entier, visible  dans le ciel. Car on savait alors que le premier des sept chasseurs apparaîtrait dans le ciel cette nuit.

    Les K’yad vivaient sur la côte, et souvent les nuages ou la brume leur interdisaient de regarder les étoiles, mais, marins, ils avaient quand même acquis une grande expérience des signes du ciel. Même le plus jeune des enfants connaissait les deux carrelets que, toute la nuit, le grand pêcheur fait tourbillonner dans le ciel pour y pêcher les âmes errantes, et leurs aînés savaient se guider grâce à son épaule. D’ailleurs, si on en croyait la légende, c’était ainsi que Pantorf était revenu : quand les vents qui l’avaient chassé si loin vers le sud, s’étaient apaisés, il n’avait eu besoin que de se diriger vers l’épaule du grand pêcheur.

    Il n’y avait pas une multitude de récits de chasse, il n’y en avait qu’un, celui de Yad, le père, le fondateur. L’Ancien qui avait la parole ce soir-là, redisait l’origine. Comment Yad, lassé de sa tribu, était d’abord un jour parti tout seul dans les terres et là, lançant son filet avait capturé, tué à coups de pierres puis dévoré un animal. Comment il s’était senti souillé de cet acte. Et, à cet instant, tout l’auditoire frémissait et les mains, tentant de conjurer le sort, ébauchaient des signes. Mais Yad avait survécu et s’était senti encore plus fort. Alors il était revenu, secrètement, vers les siens. Là, il avait parlé à ses frères et ses beaux-frères, leur avait raconté ce qu’il avait fait et, non sans mal, les avait convaincus de le suivre. Enfin, pas tous, seulement six d’entre eux, deux de ses frères et quatre de ses beaux-frères. Ils étaient partis tous les sept et leurs femmes. Et ils avaient continué de chasser jusqu’à ce que la mer se calme. Voilà d’où venaient les sept familles des K’yad, voilà pourquoi le guide était toujours membre du clan de Yad, voilà pourquoi, tous les ans après l’équinoxe, pendant trois mois,  les K’yad avaient le droit de chasser sans risquer l’impureté.

    Le dernier frère de Yad, celui qui était resté, avait tenu sa promesse : il n’avait rien dit. Mais la rumeur de leur départ et de leurs forfaits s’était quand même répandue. Alors, un jour, leurs anciens parents étaient venus et avaient tenté de les massacrer tous pour effacer la souillure. La plupart des K’yad avaient survécu, mais Yad était mort. Les Dieux, comme pour montrer qu’ils ne désapprouvaient rien, l’avait transporté dans le ciel et, depuis, il y apparaissait tous les ans, à la même période, suivi, jour après jour,  de ses six frères et beaux-frères qui eux aussi, à leur mort, avaient ainsi été récompensés par les Dieux.

    Et le lendemain de ce soir où Yad apparaissait dans le ciel et où l’Ancien avait redit la légende, les K’yad partaient chasser.

    Cette année-là, quand Yad parut dans le ciel, tous frémirent. Au lieu du bleu étincelant qu’il revêtait d’habitude, il rougeoyait. Les anciens et le peuple hésitèrent, on raconta quand même l’histoire mais nombreux étaient ceux qui, distraits, regardaient par la porte l’aspect étrange de l’étoile. Le lendemain, nul ne partit chasser. Le soir venu, tous guettaient l’apparition et, quand elle eut lieu, tous hurlèrent. Elle s’était transformée en une immense tâche rouge qui occultait même le premier des frères. De soir en soir, la tache s’élargit, recouvrant peu à peu les six frères et atteignant même la patte gauche du crabe.  Puis Yad disparut tout à fait.

    De ce jour-là, aucun K’yad n’osa repartir chasser. Et ils se mirent à mourir, parfois de manière étrange. Et quand, trois lunaisons plus tard, certains de ceux qui avaient survécu, affaiblis, malades, affamés, reprirent la mer, ils ne revinrent pas. Même les enfants mouraient et pas seulement de faim.

    Les K’yad ne furent plus.

     


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