• L'empire de la valeur, André Orléan

    J’avais découvert Orléan au travers du livre qu’il a coécrit avec Michel Aglietta : La violence de la monnaie et dont je vous ai déjà parlé ailleurs[1]. Ce livre est hélas indisponible et même sa refonte (La monnaie entre violence et confiance) l’est aussi ! Lamentable. Il y a ainsi des bouquins indispensables qui disparaissent, ô miracle, de l’accès à chacun.

    Puis est paru récemment cet ouvrage, et les commentaires et interviews dans la presse m’ont donné une furieuse envie de le lire. C’est fait et, non seulement je ne regrette rien, mais en plus je jubile !

    Orléan y démonte point par point toute l’imposture de la science économique (classique anglaise et néo-classique plus continentale) qui fait tout reposer sur le concept de « valeur ». Peu importe que l’on parle de la notion de valeur-travail à la Smith-Ricardo-Marx ou que l’on parle de la valeur-utilité à la Menger-Jevons-Walras, les deux sont des impostures. Ou plutôt des constructions « idéalistes » (au sens platonicien du mot) qui se permettent d’ignorer le réel : bouh ! le réel c’est sale.

    Je ne vais pas être très long sur ce bouquin : lisez le ! J’ai parfois eu (orgueil démesuré) l’impression de m’y relire : rôle du mimétisme girardien, importance de la monnaie, arrêter de séparer l’économie du reste de la sociologie et de l’anthropologie, le retour du sacré, etc.

    Il y a longtemps, plus de 30 ans, j’avais été frappé par une émission de télé : Une famille en or. Cela m’était apparu comme le comble du comble, et à l’époque je n’avais lu ni Girard ni Orléan. Résumons : pour gagner il ne faut pas trouver « la » bonne réponse, mais celle à laquelle un « panel » aura trouvé la meilleure valeur. J’en ai même utilisé une variante dans certains de mes cours de maths pour montrer l’absurdité de la chose à mes élèves. On est dans ce système : le but n’est pas d’acquérir ou de posséder ce qui vous sera (peut-être) utile, mais ce que vous pensez que la majorité des gens qui vous entourent va avoir envie de désirer ! Mimétisme.


    Je ne veux pas en dire plus, ce serait dénaturer : lisez !

     


     


  • Commentaires

    1
    Mottoul
    Vendredi 13 Juillet 2012 à 15:32
    Mottoul
    Au sujet de « l’Empire de la Valeur » d’André ORLEAN
    Editions du Seuil – octobre 2011



    Selon la pensée économique traditionnelle, la valeur a une substance ; elle est intrinsèque au produit ; elle préexiste à l’échange. Cette substance, c’est soit le travail selon l’économie classique reprise par Karl Marx, soit l’utilité selon l’école néo-classique appelée aussi « hédoniste ». Dans cette perspective, la valeur s’exprime par le prix auquel s’échangent les produits.
    André Orléan critique cette conception et s’appuie sur l’observation du fonctionnement des marchés pour souligner que le prix peut largement et durablement s’écarter de cette valeur substance. Il met en avant l’influence des comportements mimétiques qui font que plus un produit est cher, plus il est désiré, ou des anticipations des spéculateurs sur les marchés financiers qui ne s’appuient pas sur la valeur intrinsèque d’un actif financier mais sur la croyance de la majorité des acteurs concernant l’évolution future du prix de cet actif. Il s’ensuit la création de bulles qui témoignent de l’inefficience des marchés. Cette analyse ne manque pas de pertinence, en particulier dans sa critique de l’équilibre walrassien et l’éclairage qu’elle apporte sur le fonctionnement des marchés financiers devrait retenir l’attention.
    Il faut toutefois noter que cette analyse reste dans un cadre walrassien ; nous voulons dire par là qu’elle s’appuie sur une vision où les richesses ne sont disponibles que dans une quantité limitée, base de leur rareté. L’auteur reprend (page 25) cette définition de Walras (« la richesse est ce qui est utile et rare, c’est-à-dire disponible dans une quantité limitée »). Cette vision est corroborée par les exemples utilisés pour étayer le raisonnement. Walras avait en vue le marché boursier et André Orléan reprend largement ce marché des actifs financiers. Il est encore plus significatif que l’auteur cite (page 92) le cas « paradigmatique » du marché des voitures d’occasion. C’est effectivement un marché de biens qui forment une donnée comme pour tout marché secondaire. Dans cette vision, l’enjeu de l’économie est d’organiser une répartition par une politique de rationnement. Celle-ci pourrait se concevoir au travers des tickets de rationnement qu’on a connu en temps de guerre ou par une mise à disposition collective pour les biens qui s’y prêtent ( œuvre d’art accessible à tous dans un endroit public). Mais l’on sait que la méthode libérale du rationnement par le prix est celle qui prévaut le plus largement. Par cette méthode, le vecteur des prix est la variable clé qui permet l’équilibre en se fondant sur la fameuse loi de l’offre et de la demande. Ce n’est qu’à ce stade qu’André Orléan s’écarte du modèle walrassien en soulignant la faiblesse des hypothèses qui permettent la construction de l’équilibre général néo-classique présenté comme une solution optimale. Toujours dans cette vision, André Orléan relève par exemple que c’est l’ordre marchand qui crée la valeur. Ainsi une œuvre d’art religieuse placée dans une église était et est toujours, à proprement parler, sans valeur tant qu’elle n’est pas atteinte par un marché. Que vaut la plafond de la chapelle Sixtine ?
    Sans nier l’utilité d’une analyse critique de la dérivation d’un équilibre supposé optimal dans un univers walrassien par le seul jeu de l’offre et de la demande fixant un vecteur de prix, il convient cependant de reconnaître que celui-ci ne concerne pas l’essentiel de l’activité de production. L’analyse du fonctionnement du marché des voitures d’occasion ne peut supplanter celle du marché des voitures neuves qui sortent des chaînes de montage. Quand se vend une voiture d’occasion, il ne s’agit d’ailleurs pas, à proprement parler, d’un échange, mais plutôt d’un transfert non représentatif d’une valeur ajoutée. C’est ici qu’une définition claire de l’enjeu de la réflexion économique s’impose. La définition de Samuelson reprise par l’auteur en page 162 - « si les ressources étaient illimitées, il n’existerait pas de biens économiques. Tous les biens seraient gratuits » - mérite d’être corrigée. Si les ressources étaient illimitées, il faudrait encore travailler pour les transformer car les ressources ne sont pas directement consommables (à l’exception de l’air que nous n’avons qu’à respirer et des fruits dont nous n’aurions qu’à tendre les bras pour les déguster).
    La préoccupation fondamentale que devrait traiter l’économie est celle qui part du fait que la plupart des produits nécessaires à la satisfaction de nos besoins matériels, ne sont pas directement disponibles ; ils ne le sont qu’au travers des processus de travail. La grande préoccupation sociale à laquelle l’économie est invitée à donner une réponse est : « Comment devons-nous nous organiser pour produire le plus en travaillant le moins ? ».
    Cette préoccupation prend son sens parce que le temps de travail est limité alors que nos besoins sont immenses et parce que le travail est pénible. Si, dans une société donnée, les besoins étaient rudimentaires et le travail perçu comme une occupation agréable, si, dans une telle société, gaspiller son temps dans le travail ne posait donc aucun problème, alors là, la question économique ne s’y poserait effectivement pas.
    Mais, direz-vous, si cette société était confrontée à une ressource limitée autre que le temps de travail, ne serait-elle pas soumise à une question économique ? En fait, mis à part des techniques de rationnement qui n’éviteraient pas l’extinction d’une ressource non renouvelable, la réponse à un tel défi appartient aux ingénieurs, physiciens ou autres chimistes et non aux économistes. Ou, plus exactement, si l’économie peut contribuer à relever ce défi, c’est en prescrivant une organisation du temps de travail telle que celle-ci favorise l’éclosion de découvertes susceptibles de résoudre la question de la rareté des ressources. Pour l’économie, la seule ressource dont la lutte contre la rareté relève de son domaine d’étude spécifique, est ce temps de travail.
    Mais, direz-vous encore, si cette société était confrontée à des produits directement consommables mais en quantité limitée et non reproductibles par un travail nouveau, ne serait-elle pas soumise à un problème d’économie ? Ces produits répondraient au fonctionnement d’un univers walrassien où dans la relation d’échange le fait principal est la demande, les produits étant considérés comme une donnée. Mais il ne s’agit que de traiter un problème de répartition (de transfert plutôt que d’échange) dans un monde de pénurie, soit pour en expliquer le fonctionnement à travers les comportements individuels et sociaux, soit pour prescrire des modalités de répartition qui répondent à des soucis moraux de justice ou d’équité. Outre le fait qu’il s’agit d’une classe marginale de biens (la plupart sont des produits du travail), cette observation des lois de la répartition relèvent davantage pour les comprendre, de la sociologie ou de la psychologie, et, pour les prescrire, de la philosophie ou de la morale.
    Il y a cependant une exception notable qui est celle des marchés secondaires des actifs financiers où l’économie a un rôle majeur à exercer dans la mesure où le mauvais fonctionnement de ces marchés peut avoir des conséquences néfastes sur l’organisation du temps que nous consacrons au travail. Sur ce point, le livre d’André Orléan apporte une contribution importante à la réflexion sur la nécessaire régulation de ces marchés qui ne peut se réduire au libre jeu de l’offre et de la demande comme les événements de ces dernières années l’ont démontré.
    Si on en revient à la préoccupation qui devrait essentiellement nourrir la recherche économique, on se rappellera que la division du travail est la réponse organisationnelle à cette préoccupation. Adam Smith en a fait une illustration emblématique dans sa fameuse description de la fabrique d’épingles. A travers de multiples expériences, l’humanité a retenu que l’échange marchand était la moins mauvaise méthode pour donner le meilleur effet à cette division du travail. En page 30, André Orléan affirme que l’échangeabilité est la conséquence d’une valeur substance. Nous pensons que l’échange est la conséquence de la division du travail. Il repose sur le principe moral que chacun est le propriétaire des fruits de son travail (principe posé par John Locke au 18ème siècle pour fonder la démocratie). Il est rendu socialement possible par l’émergence de rapports d’échange objectifs c’est-à-dire indépendants des appréciations subjectives des acteurs sur la valeur de leurs produits. Et ces rapports objectifs tendent, dans un monde suffisamment concurrencé, au rapport des temps de travail respectivement nécessaires aux produits échangés (en ce compris le temps de travail pour les biens capitaux matériels et immatériels utilisés dans le processus de production au prorata de leur usure)
    Dans l’univers walrassien, la valeur est une variable et a une connotation positive. Plus un bien a de la valeur, plus il est désirable et méritoire : une œuvre d’art qui, au fil du temps, se transfère à un prix plus élevé, se « valorise » dans une conception positive. Dans cet univers, la quantité est une donnée et le prix, une variable qui ajuste l’offre et la demande. Dans l’univers classique, la valeur est une donnée objectivement déterminée et a une connotation négative car elle
    2
    Mottoul
    Vendredi 13 Juillet 2012 à 15:32
    Mottoul
    merci pour votre intérêt et vos remarques. Puis-je ajouter que si je lis bien Ricardo, il insistait pour ne pas faire de la valeur économique une substance mais un rapport entre produits échangés? Je ne nie pas le désir mimétique girardien, bien au contraire, mais je dis que cela ne modifie pas la valeur d'un produits du travail standard de l'homme. C'est peut-être un désir mimétique qui fait précipiter tout le monde sur l'achat d'une tablette Ipad mais le fait d'en produire 12 millions au lieude 2 millions ne change rien à son prix qui aurait même tendance à baisser (économies d'échelle) et qui est représentatif de son coût.
    Bien à vous

    Jean-Marie Mottoul
    3
    mottoul
    Vendredi 13 Juillet 2012 à 15:32
    mottoul
    J'entends bien; N'était-ce pas la distinction entre la valeur d'usage (goût subjectif) et la valeur d'échange (prix)? Ce qui importe dans le débat, c'est que le prix est lié au coût en temps de travail pour les produits du travail standard de l'homme.
    je vais lire Jorion
    Jean-Marie Mottoul
    4
    Mottoul
    Vendredi 13 Juillet 2012 à 15:32
    Mottoul
    Je vous remercie pour cet échange.
    Je fais la distinction entre la valeur qui relève d'une notion et qui, comme telle, peut faire l'objet de développements de nature philosophique, et le coût qui est un concept objectivable pour les produits du travail standard de l'homme. Le travail lui-même n'a pas de prix car il n'est pas un produit du travail de l'homme. Comme je l'explique dans mon commentaire, le prix est un concept relatif qui s'exprime dans l'échange et qui tend, dans un monde concurrencé,au rapport des temps de travail respectivement nécessaire à la produstion des produits échangés. Dans ce temps, il faut comprendre aussi celui consacré aux biens capitaux utilisés dans les processus de production.
    Bien à vous
    Jean-Marie Mottoul
    5
    Leoned Profil de Leoned
    Dimanche 15 Juillet 2012 à 18:29

    [Réponse au commentaire n° 1]

    Sans critiquer sur le fond votre commentaire, j'aimerais y ajouter trois remarques :

    1 - Pour l'"économie classique" la valeur est une substance ou une essence des choses. Ce qui pose un problème philo non négligeable !

    2 - Le vrai problème ce n'est pas cette "valeur" mais le "prix" des choses, biens et services. Donc, j'y reviens, lire Paul Jorion.

    3 - Et surtout : vous semblez faire l'impasse sur l'aspect girardien ou mimétque si vous préférez de l'analyse d'Orléan. Et ça c'est grave !

    6
    Leoned Profil de Leoned
    Dimanche 15 Juillet 2012 à 18:30

    [Réponse au commentaire n° 2]

    Encore une fois ce dont vous parler c'est du "prix" des choses (y compris quand vous citez Ricardo) pas de leur "valeur".

    Vous le dites vous-même d'ailleurs avec l'exemple de l'Ipad !

    Ce qui fait la "valeur" (notion suspecte je maintiens) c'est le "désir" qu'on en a.

    Je redis : lisez "Le prix" de Paul Jorion.

     

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    7
    Leoned Profil de Leoned
    Dimanche 15 Juillet 2012 à 18:32

     

    [Réponse au commentaire n° 3]

     Non, non, c'est bien plus compliqué que ça !

     Déjà la valeur d'usage a été récupérée par les marginalistes, ce qui ne nous aide pas, mais surtout il s'agit toujours d'attribuer "quelque chose" à l'objet "en soi". Pour ça que je parle de "substance" ou d'"essence".

     Le prix, maintiens-je. Le coût (y compris du travail - au fait comment le chiffrez-vous si ce n'est avec un nouveau prix ?) en fait partie. Mais ledit coût ne donne pas une "valeur" aux choses.

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