• La Grande Transformation, Karl Polanyi.

    Ce livre est ce que j’appellerais un incontournable. Si vous ne deviez lire qu’UN seul livre sur l’économie moderne (c'est-à-dire depuis le XVIIIe siècle), c’est celui-là.


    J’ai dit, dans ma brève présentation, qu’il n’avait qu’un défaut : sa date de parution, 1944. J’y reviendrai, car, en fait, il a un autre défaut défaut, mais nettement moins grave : il est anglo-centré. Ce qui n’est pas indu puisque ce que Polanyi essaye d’expliquer et de disséquer , c’est le libéralisme et la révolution industrielle (et leurs émergences) et que tous les deux sont nés en Angleterre. Néanmoins cela le porte à négliger ce qui se passait ailleurs au même moment et, par ailleurs et surtout, à minorer l’essor du monde marchand sous l’Empire gréco-romain. Ce dernier point est d’autant plus dommage que sa démarche est globalement historique et anthropologique (ce qui manque cruellement aux autres ouvrages du genre), mais il passe directement de peuples « primitifs » au XVIIIe siècle, alors qu’avant aussi le monde marchand a existé, même s’il s’est endormi en Occident pendant la période médiévale. Ceci fait que Polanyi explique très bien quels furent les effets destructeurs du libéralisme et de la révolution industrielle, mais il oublie que certains de ces effets s’étaient déjà produits dans l’Antiquité et comment ils avaient été traités. Parfois aussi mal qu’à l’époque moderne, parfois un peu mieux. Dommage ! Mais ça n’enlève rien à la qualité de l’analyse, j’y insiste à la fois logique, historique et anthropologique. Rares qualités rassemblées en un seul ouvrage.

    L’autre défaut, 1944 (vous verrez pourquoi cette date est importante dans les prochains paragraphes), le rend trop optimiste ! Il est net qu’il croit qu’on vient d’assister (enfin !) à la mort de l’économie de marché sauvage. Et Louis Dumont qui écrivit une préface à son ouvrage en 1982, lui donne une forme de quitus sur ce point. Et Louis Dumont[1] n’était pas un imbécile. Et pourtant !

    En 1944, à la fin de la deuxième guerre mondiale, il peut sembler en effet que l’économie de marchée non régulée s’est effondrée. Sous les coups successifs des fascismes, du bolchevisme et, même ensuite, des démocraties libérales, la fiction du marché libre et autorégulateur semble avoir montré ses limites et son échec. Car il aura fallu pas moins de trois formes d’interventionnisme d’État pour redresser la situation : tout l’inverse du credo libéral ! Que deux de ces interventionnismes aient été des horreurs ne change rien : le marché, laissé à lui-même, n’y arrive pas, il faut en plus du politique et du social. Polanyi pense que la leçon a été comprise, il n’est pas le seul. Je pense ici à Keynes qui pourtant vient d’échouer partiellement à mettre en place un système de régulation mondiale (Bretton Woods, 1944 à nouveau) : pour cause de surpuissance les USA vont refaire la même erreur que la Grande-Bretagne en 1918 et croire pouvoir faire de leur monnaie, le dollar, la monnaie impériale et mondiale. Néanmoins par la création d’institutions comme le FMI, la BIRD (ancêtre de la Banque Mondiale) et les prémisses de l’OMC et du GATT, voire, un an après, la mise en place de l’ONU et de ses composantes, se met en place un système de contrôle du marché. Système qui va faire ses preuves pendant les trois décennies suivantes, ce qu’on appelle « les Trente Glorieuses ».

    Pourtant le ver est déjà dans le fruit. Par un de ses hasards de l’Histoire, 1944 est aussi l’année de parution de « Route vers la servitude » (« The road to serfdom ») de Friedrich (von) Hayek. Hayek est le créateur du néolibéralisme. Soyons plus précis : Hayek est le pape et l’inspirateur du néolibéralisme, puissamment aidé en cela par ce qu’on appelle l’École Autrichienne, puis secondé, sur un mode légèrement différent par l’École de Chicago et Milton Friedman. Hayek dénonce dès les années 30, les idées keynésiennes et analyse la crise de 29 exactement en sens inverse. Il revient, lui, aux fondamentaux du libéralisme : pas d’État, pas d’intervention, la pure liberté de l’individu libre et rationnel. Pendant 20 ans on ne va pas l’écouter (ou presque), puis il devient un des conseillers de Nixon. Celui-ci, finaud, refuse d’appliquer tous ses préceptes mais en adopte certains. Une (trop) courte parenthèse Carter ne changera rien : l’arrivée au pouvoir quasi simultanée de Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui eux s’inspirent sans complexe de Hayek, nous précipite dans ce que nous connaissons actuellement. Et dont nous voyons l’échec sanglant.

    Je veux insister : Hayek est une crapule et un salopard ! Je n’en donnerai qu’un exemple : son soutien à Pinochet. « Mieux valait une dictature libérale qu’une démocratie interventionniste ». Voilà le bonhomme. Voilà celui qui inspire TOUTE la politique économique depuis 40 ans. Excusez du peu.

    Polanyi est mort en 1964 : il a raté le pire, tant mieux pour lui. Mais, alors que je l’admire, je dois souligner qu’il n’a rien vu venir, tout à son enthousiasme. Pire, il s’est réjoui du succès viennois (dû en partie à Hayek) dans les années 30 ! C’est triste, mais ça n’altère en rien la qualité de son analyse : bon diagnosticien, mauvais pronostiqueur. Lisez ce livre et vous comprendrez.

     



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