• Le prix & L'argent, mode d'emploi, Paul Jorion

    Paul Jorion me pose un problème. Je l’admire : que ce soit dans ses écrits, ses interventions audio ou ses prestations audiovisuelles, il fait montre d’une justesse et d’une acuité d’analyse qui laissent pantois et qu’on aimerait entendre plus souvent aux heures de grande écoute sur des médias populaires (à la place des béni-oui-oui habituels[1]). D’ailleurs je recommande fortement (le mot est faible) son blog   Blog de Paul Jorion . Non seulement il y écrit lui-même de forts passionnants billets et y diffuse d’intéressantes vidéos, mais en plus il y donne la parole à d’autres personnes tout aussi intéressantes : à bookmarker d’urgence !

    Pourtant, après l’avoir lu, j’ai une impression de trop peu, de rester sur ma faim. J’y reviendrai, mais commençons par l’aspect admirable.

    Je parle ici de deux livres que j’ai lus de lui : Le prix et L’argent, mode d’emploi. Personnellement j’aime plus le premier, mais c’est question de nuances et les deux sont hautement recommandables.

    Première qualité : P. Jorion remet les pendules à l’heure. S’appuyant sur le réel (dans sa pratique anthropologique, l’étude des marchés du poisson que ce soit en Bretagne du Sud ou en Afrique occidentale, dans sa pratique professionnelle la vision en direct-live du monde financier américain), il nous montre d’abord que ce qui existe c’est « le prix » des choses par leur « valeur » (concept aberrant et surtout plus ou moins métaphysique[2]), et ensuite que ce qui détermine le prix ce n’est pas, comme voudraient nous le faire croire nos néo-économistes, la loi de l’offre et de la demande, mais le rapport de force et/ou de statut en le vendeur et l’acheteur (ou le groupe des vendeurs et le groupe des acheteurs).

    Je reviens un instant sur cette pseudo-loi de l’offre et de la demande. Elle postule que plus il y a de marchandises offertes, plus son prix baissera, et, qu’inversement, plus il y a aura de demandeurs de tel ou tel produit ou service plus son prix montera. La réalité quotidienne nous montre l’inverse absolu : quand je vais chez mon boulanger trop tard et qu’il n’a plus de baguettes à m’offrir, ça ne me sert à rien de lui proposer des mille et des cents : je n’aurai pas de baguette ! Améliorons : nous sommes deux clients et ne reste qu’une baguette. Ce n’est pas un marchandage ou une enchère qui va s’établir, c’est le premier entré dans la boutique qui aura la baguette (à son prix standard) et tant pis pour moi qui, poliment, l’ai laissé entrer le premier ! Prenons le cas inverse, ce marchand de prêt à porter qui a commandé trop de « petits hauts à la mode », se retrouve avec un trop gros stock. OK il va solder (ou essayer de), mais il ne vendra guère plus : les clientes n’en veulent pas de sont petit haut, ou alors en désespoir de cause.

    Deuxième qualité : Jorion n’hésite pas (et c’est un grand mérite) à convoquer les mânes d’Aristote pour expliquer les mécanismes de formation du prix. Le stagirite est incontournable n’en déplaise aux modernes. Bien sûr, il a 2500 ans, mais le moins qu’on puisse dire c’est que c’était loin d’être un con ! Et la plupart de ses analyses restent valides et intelligentes (contrairement à celles de son prédécesseur Platon qui étaient stupides dès l’époque). Bien sûr, le monde a changé et Jorion est amené à étendre lesdits raisonnements, mais sans jamais dévier de leur logique interne.

    Troisième qualité : Jorion est pédagogue. Il sait au moyen de mots simples et sans phrases amphigouriques vous expliquer des notions complexes. Je conseille, à ce propos et avec vigueur, la lecture du chapitre 10 du livre Le prix. Après, vous aurez compris ce que sont les produits financiers prétendument si abscons. Dans l’aspect pédagogique, notons aussi le recours à des concepts simples pour décortiquer les choses compliquées. L’exemple-type est l’utilisation qu’il fait des concepts de métayage et de location (peut-être aurait-il pu filer la métaphore agricole en parlant de fermage ou d’affermage, mais peu importe). Montrer, comme il le fait, qu’au bout du compte les divers produits financiers (titrisation, CDS, futures,  etc.) ne sont que des combinaisons en proportions diverses de ces deux concepts est grandiose.

    Quatrième qualité : il déboulonne certains mythes, comme celui des banques (privées) qui créeraient la monnaie. Elles ne la créent pas, elles l’émettent, nuance. Au passage d’ailleurs, elles empochent un coquet bénéfice, mais c’est un autre sujet. Ce qui d’ailleurs ne les empêchent pas de faire croire aux gogos que nous sommes que c’est elles qui … que … Ça les arrange bien, ça leur permet de maintenir le système qui les nourrit si bien.


    J’arrête à quatre ma liste des qualités, mais c’est par flemme : y ‘en a d’autres.


    Alors pourquoi ma réserve du début de ce texte ? Parce que Jorion se place (délibérément) dans une économie uniquement monétaire. Et j’aurais aimé plus. Surtout venant d’un anthropologue. Il décortique à merveille ladite économie mais ne questionne jamais l’existence de la monnaie. Or celle-ci est de création récente (à l’échelle de l’homme) et rien ne nous permet de croire qu’elle durera toujours. J’aurais aimé qu’il analyse plus ce qu’est le phénomène monétaire, pourquoi, quand et comment il s’est mis en place, et qu’est-ce qui pourrait nous en soulager.

    J’ai dit ailleurs[3] que pour moi le monde marchand n’existe que depuis la monnaie (et quasiment dès la monnaie), ce que je traduis par cet axiome-définition « j’appelle marchandise tout bien ou service échangeable contre de la monnaie ». Parler avant de marchandise est un abus de langage, démarchandiser ne pourra se faire qu’en sortant (au moins partiellement) du monde monétaire. J’aurais aimé trouver des réflexions sur ce sujet dans les ouvrages dont je vous parle, mais peut-être sont-ils dans ceux que je n’ai pas lus.

     


    [1] Non ! je ne citerai pas de noms.          [retour au texte]

    [2] Voir aussi à ce propos   L'empire de la valeur, André Orléan          [retour au texte]


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