• Marraine

    Je vais vous raconter une histoire. Une belle histoire, bien sûr. Une histoire vraie, évidemment. Petits veinards qui allez pouvoir lire une des belles histoires vraies d'onc Léo.

    C'est l'histoire d'une grand'mère. D'une vieille grand'mère. Très vieille. Née avant le siècle. L'est morte maintenant, mais l'histoire c'est avant sa mort, un peu avant.

    Née à la campagne, la vraie, celle où la boue qui colle aux galoches en bois est vraiment lourde et épaisse. Morte à la ville, enfin la ville n'exagérons pas, la bourgade, à l'hospice de la bourgade, juste en face le cimetière : y'a que la route à traverser ça diminue les frais. Entre les deux ? Une vie. 90 ans de vie. Deux guerres, un mariage, une naissance, des deuils, et du travail. Surtout du travail. Tellement de travail, et depuis tellement longtemps, qu'à la fin on ne sait plus ne pas travailler, que même si ce travail a complètement cassé vos mains, votre dos, on continue quand même. On n'arrive plus à marcher et, les escaliers, ce n'est qu'à quatre pattes qu'on peut les gravir ou les descendre, mais allez hop ! un coup de balai dans la cuisine, vite refaire les lits, ah la la que de linge à repasser, alors assise devant la table, le fer est trop lourd, le dos hurle, mais le linge s'empile. Mais arrête donc un peu ! Trop tard, deux aiguilles, de la laine et voilà des chaussettes, magnifiques d'ailleurs, et elle en est fière, mais à nouveau le dos qui hurle.

    90 ans de vie, c'est long au bout du compte. Parfois trop long : quand ça vous donne l'occasion de voir mourir votre mari et votre fille. Le mari, c'est vrai, il buvait. Enfin il buvait trop : l'est bien souvent rentré fin saoul. Rentré du moins si elle le laissait rentrer, ou si elle ne s'était pas enfuie à vélo chez sa fille, avec la petite-fille sur le porte-bagage. Sa fille. C'était son dieu, sa fille. Morte. Même pas 50 ans. Un cancer. Les os : deux ans clouée sur un lit. Oui, c'est parfois long 90 ans. Alors quand, à la fin, sur son lit, à l'hospice, elle me disait : « J'en ai marre de vivre », quand elle disait vouloir arracher cette perfusion qui lui blessait le bras, j'avais envie de comprendre. Mais c'était faux bien sûr. Elle aimait vivre. Lui apportait plus beaucoup de plaisirs de continuer, mais le si peu (tiens une pâte de fruit !), ce si peu quelle merveille !

    Non, c'était pas MA grand'mère, c'était celle de mon ex-épouse, la petite-fille du porte-bagage. Cet après-midi là, j'étais venu la voir à l'hospice. A sa demande : elle avait envie de me voir. « C'est pas parce que tu vis plus avec ma petite-fille que ... ». J'avais amené ma fille aussi, voir son arrière-grand-mère, mais bon, à 5 ans une chambre c'est vite lassant. Alors j'étais seul avec elle. Les petits enfants, envolés, l'un chez le notaire, l'autre à trier les meubles, l'autre... Être là. Qu'il y ait quelqu'un, c'est beaucoup déjà. De temps en temps, elle somnolait, ou elle essayait, mais ça ne durait pas. Ca ne pouvait pas durer : son dos. Ce dos qui n'arrêtait plus de hurler maintenant. « Oh j'ai mal, j'ai mal, j'ai mal, mon p'tit gars, j'ai mal. - Voulez-vous que j'essaye de vous masser ? - Oh oui... » Sa peau étonnamment douce, et chaude, et lisse. Le dos tout déformé bien sûr, mais cette peau, cette chair sous cette peau, elles avaient encore 20 ans. Je suis un piètre masseur, mais elle était heureuse. Soulagée je ne crois pas, mais heureuse : quelqu'un la touchait. Une main la touchait. Depuis combien d'années une main ne l'avait-elle pas ainsi touchée ? Combien faut-il d'années d'absence, pour que quelques minutes de contact, de caresse, par une main malhabile et intimidée, deviennent un plaisir, intense ?

    Elle est morte quelques jours plus tard.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 29 Novembre 2012 à 16:37

    je ne commenterai pas ...

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