• Mes cimetières

    Je fais partie de ces gens qui ne vont jamais dans les cimetières. Même lors des occasions prévues pour, Toussaint et toutes ces sortes de choses. Quand je dis jamais, bien sûr, j’exagère. Déjà, j’y vais hélas pour y accompagner tel ou tel défunt qui m’était proche. Moments pénibles et dont je me passerais volontiers : abandonner à la terre le corps de tel ou telle que j’ai aimé(e), avec qui j’ai passé quelques nuits de boissons alcoolisées à refaire le monde, qui eux (ou elles) savaient telle ou telle chose de moi et étaient seul(e)s dans ce cas, est un acte définitif et donc pénible.

    J’ai aussi visité, tel un touriste, quelques cimetières fameux. Celui de Gênes et ses monuments limite baroques, le Père Lachaise et ses morts célèbres. Imaginez : tourner une grosse demi-heure autour et ne jamais voir la tombe de Jim Morrison ! Bien sûr, ne pas demander. Errer. Seulement. Et rater. Non pas que je lui voue un culte particulier, mais bon j’aurais bien aimé, quand même.

    Je suis aussi parfois, rarement mais plus souvent qu’on ne pourrait croire, entré dans un cimetière anonyme. Par anonyme, je veux dire où je ne « connaissais » personne, dans telle ou telle bourgade éloignée. Comme ça, à l’occasion. Voir les dates, les inscriptions, les dédicaces, les abandons.

    Mais je dois avouer n’être jamais retourné sur la tombe d’un proche autrement que pour y accompagner quelqu’un qui, lui, le désirait.

    Je n’ai connu aucun de mes arrière-grands-parents même si une de mes arrière-grand-mères m’a connu. Et tenu dans ses bras au grand effroi de ma grand-mère : « elle va le lâcher ! ». Elle est morte je n’avais pas un an. Mais j’ai connu tous mes grands-parents. Et je les ai tous « enterrés ». Quatre moments pénibles et l’âge, que ce soit le mien ou le leur, ne fait rien à l’affaire. Mais je ne vais jamais sur leur tombe, même si je sais pertinemment où elles se trouvent à quelques centimètres près.

    Le premier grand-père qui est mort, le père de ma mère, j’avais dans les treize ans et le premier souvenir qui me vient c’est la peur ! J’allais voir, pour la première fois, un cadavre. Peu de mois auparavant, j’avais évité cette épreuve en restant dans la voiture d’une amie de la famille pendant que mes parents « visitaient ». Mais là, pas possible : d’abord ce n’était plus un cousin éloigné cette fois, et puis prévenue par téléphone en plein milieu du dessert du soir, dessert abandonné sur la table, toute la famille s’est précipitée dans la voiture : il était dans le coma. A peine étions nous dans le véhicule qu’un nouveau coup de fil nous disait de ne plus nous presser : il était mort. Il y avait un peu plus de 40 km à parcourir, pendant les 40 km j’ai essayé d’envisager toutes les solutions pour qu’il soit déjà « en bière » sachant très bien que c’était impossible. Et bien sûr que ça l’était. A l’arrivée, le grand-père immobile sur un lit improvisé, ma grand-mère se précipitant vers nous, émotionnée, et surtout émotionnante. Mais bon finalement le spectacle n’était pas si terrible. La nuit suivante, dans une chambre avec mon frère et ma sœur, causant de notre angoisse. L’enterrement, occasion de fou-rires. Ben oui, que voulez-vous c’est comme ça.

    Je ne suis retourné sur sa tombe qu’à l’occasion de l’enterrement de la dite grand-mère, je vous en parlerai dans un instant, ou pour y accompagner ma mère. Mon cimetière de ce grand-père il est là dans ma tête quand j’évoque ces instants, mais surtout quand j’évoque, et c’est fréquent, le jour où il a essayé de me prévenir contre les « femmes de mauvaise vie ». Je devais avoir onze ou douze ans et je n’ai rien compris. Il tenait, ai-je cru deviner depuis, à m’éviter ce qui, à lui, était arrivé : chassé de chez ses parents avec cent sous en poche, il se les étaient vus subtilisés par une fille qui l’avait embobeliné par son baratin. Mais allez donc comprendre à onze ans de quoi il causait ! Mais mon souvenir, c’est la gravité qu’il avait mise ce jour-là pour me causer à moi tout seul. Responsable.

    Une dizaine d’années plus tard, mon autre grand-père est mort. Et là j’ai chialé. Et pas qu’un peu. Et j’en chiale encore. Faut vous dire que ce grand-père je l’aimais à un point dont moi-même je ne me suis rendu compte que récemment : j’ai visionné de vieux films familiaux (8 mm, pas même encore du super 8) et on m’y voit, je dois avoir cinq ou six ans, tenant la main de ce grand-père et caressant ma tête contre cette main. Un geste à la fois d’abandon et de bonheur. Faut vous dire, aussi, que ce grand-père fut la première personne de la famille à apprendre que j’étais quasiment en ménage avec quelqu’une. C’était un de ces après-midi, où au lieu de boire un thé avec la grand-mère, lui et moi on buvait une fillette de muscadet sortie de sa cave : « Mais, c’est pour le bon motif ? – Je crois que oui ». Sauf que, j’ai des parents très cons et qui n’appréciaient pas la quelqu’une. Pour vous dire, ils ont refusé d’assister au mariage. Toujours est-il qu’il ne l’a jamais vue la quelqu’une ! L’est mort avant. Le lendemain de la fête des mères. Et moi, j’étais loin, dans mon premier poste, chambre meublée, la quelqu’une était venue passer le week-end avec moi, scandale des logeurs, au petit matin quelques coups à la porte, regard réprobateur et : « téléphone pour vous », je me lève, j’y vais, j’apprends, je retourne dans la chambre et je m’effondre en larmes dans les bras de la quelqu’une. Précipitation, prévenir l’établissement : « je m’absente parce que … », le train, debout une partie du voyage, acheter d’urgence des chaussures neuves les miennes sont trop minables, j’arrive chez mes parents (seul : la quelqu’une a du s’éclipser !), je vois mon père, sa tête, je me ré-effondre. Il n’y a que le jardin à traverser pour aller voir le grand-père. Là je n’ai pas peur et je fonce. J’entre dans la chambre et je m’assieds en larmes au bout du lit. Il y avait au moins deux autres personnes dans la chambre, je ne sais pas qui ça pouvait être je ne les ai pas regardées, je ne regardais que ce grand-père à qui je ne pourrais plus jamais rien dire, à qui je ne pourrais jamais présenter ma femme.
    Le jour de l’enterrement j’ai compris à quoi servent les lunettes de soleil : ce n’est pas pour protéger les yeux de l’aveuglement, c’est pour éviter que tout le monde voit vos yeux rougis. Ah oui, encore un détail : j’étais là lorsqu’on l’a mis en bière. Rentrait pas. Les croque-morts ont dû forcer, un peu, délicatement, en appuyant sur ses bras croisés, mais j’ai entendu les os craquer.

    Pour ce grand-père non plus je ne suis jamais allé au cimetière depuis, sinon pour y voiturer ma famille. Mon cimetière il est là dans les souvenirs que je viens d’évoquer et mille autres. Tiens un autre. Mon grand-père était ouvrier serrurier-ajusteur. Et un bon. Un de ceux qui pouvaient dire merde à leur patron et retrouver le jour même un emploi mieux payé dans une boîte plus prestigieuse. Et donc, dans sa cave, pas loin des fillettes de muscadet, il avait un atelier. Et il faisait. Un jour, dans un illustré quelconque, j’ai vu les plans d’un « métier à tisser les perles » pour faire des colliers et des pendentifs. Me tentait mais j’en étais bien incapable. Pas compliqué : demander au grand-père. Il a pesté « non, mais qu’est-ce que tu me demandes, tu te rends compte ? » Et il l’a fait. Avec moi à ses côtés, regardant. Je m’en suis peu servi au bout du compte du dit métier, mais il est toujours là quelque part dans mon fatras. Faudra vraiment une catastrophe pour que je m’en sépare.

    J’appelais ce grand-père « Père » et sa femme « Mère », sauf que mon autre grand-père, celui de tout à l’heure, je l’appelais aussi « Père » et sa femme « Mamie ». Il y avait donc Père à Mère et Père à Mamie. On fait comme on peut.

    Mère n’a pas supporté longtemps son veuvage, elle a vite déprimé. Mais là j’ai pas vu grand’ chose : c’était l’époque mariage boudé et distance familiale. Me souviens même plus de son enterrement. Et pourtant elle aussi je l’ai aimée cette grand-mère. Elle est enterrée dans la même tombe que son mari, mais je n’y vais pas plus souvent. Pourtant je pense à elle tous les jours. Et ce n’est pas une figure de style, je vous expliquerai tout à l’heure.
                Le premier mot qui me vient quand je pense à elle c’est « un sucre et un chocolat ». Tous les jours, en rentrant de l’école, je traversais le jardin et j’allais chez elle. L’avait fini son ménage, et, plus tard, sa sieste, et elle m’accueillait. Et là j’avais le droit à un petit goûter supplémentaire : un sucre et un carré de chocolat. Tous les jours. Je vois encore le sucrier. Plus tard, quand je fus « grand », j’ai souvent pris le thé avec elle sur la table de la cuisine. Faut vous dire que le jardin je le traversais bien avant : sachant à peine marcher, je crapahutais, éventuellement sur mon pot de chambre, à travers le jardin et arrivé au bout je m’égosillais : « Mère ! J’veux aller chez toi ! Mère ! J’veux aller chez toi ! » au grand amusement des voisins. Selon l’heure, elle répondait ou non et venait ouvrir le portail dont à l’époque je n’atteignais pas la poignée.
                Y’avait comme une sorte de rite : j’avais le droit de lui demander n’importe quoi, mais fallait pas que je le dise à Père. Triste. Forme bizarre du matriarcat. Elle était prête à me donner des mille et des cents pour me faire des cadeaux, mais voulait entretenir la fiction que c’était en cachette de son mari. Je n’ai compris la supercherie que bien plus tard, bien trop tard. Un jour, petit, j’eus l’idée saugrenue de faire comme une fête foraine dans mon jardin, mais me fallait des lampions. Un camarade d’école m’apprit l’existence de lampes qui marchaient toutes seules sans être reliées à un fil. J’avais mal compris : je confondais lampe et ampoule. J’en parlais à Mère : deux jours plus tard, je recevais une lampe de poche à pile. Ce n’était pas du tout ce que je croyais obtenir, mais quel cadeau ! J’ai eu comme ça des tas et des tas de trucs et de machins dont une magnifique boîte de prestidigitateur ! J’ai encore la « baguette magique » noire et blanche qui traîne par là.
                Tiens avant de vous parler du « tous les jours », Père qui était censé ne pas vouloir donner de cadeau : un jour passant avec lui, quelques jours avant la Mi-carême (carnaval de Nantes), j’ai vu dans la vitrine d’un magasin un « magnifique » masque de Peau-Rouge. Et j’ai dit au Grand-père mon admiration. Le lendemain, j’avais le masque. Et mon grand-père de dire à mes parents « il ne me l’a pas demandé, mais j’ai quand même bien compris ». C’était même pas vrai ! J’avais jamais pensé à lui demander. Mais bon, je l’ai eu ce masque et j’étais pas qu’un peu fier de le porter les jours suivants.
                Tous les jours disais-je. Tous les jours, je mets des chaussures, et tous les jours je les lace. Et tous les jours je pense à Mère. C’est elle qui m’a appris comment lacer mes chaussures de façon que la boucle ne se défasse pas : faire deux tours avec le brin qui reste. Tous les jours quand je mets mes chaussures, je pense à ma grand-mère : il est là son cimetière.

     Mamie est morte, j’avais trente ans. L’a raté la naissance de son arrière-petite fille de quatre jours et pourtant Dieu sait si elle l’a préparée cette naissance. Ma fille est née fin Septembre, et Mamie a passé tout l’été à crocheter (non ! pas à tricoter, à crocheter) de la layette. Je revois ma femme enceinte et Mamie assises côte à côte penchées sur leur ouvrage. Y’avait une grande histoire entre ma femme et cette Mamie. J’ai évoqué tout à l’heure le mariage boudé par mes parents. Mamie, elle, n’était pas d’accord : « et puis quoi encore ! ne pas aller à ce mariage ? » Elle était la seule de ma famille à être présente à mon mariage (avec mon frère tout juste majeur qui avait dit merde à mes parents, ce que ma sœur encore mineure n’avait pas eu le droit de faire ! C’est vous dire l’ambiance). L’était fière la Mamie d’y être à ce mariage, elle trônait, se sentait la représentante de toute la famille. L’en a profité pour sympathiser avec la grand-mère de ma femme dont je vous parle ailleurs et avec toute sa famille. D’ailleurs, elle a tenu à venir à l’enterrement de ma belle-mère : en larmes qu’elle était (émotionnée et surtout émotionnante comme je vous disais tout à l’heure pour Père à Mamie). S’est jetée dans mes bras, dans les bras de ma femme, dans les bras de tout le monde. Y’avait là une amie de ma femme qui a dit mi-souriante, mi-émue : « Si on n’était pas triste, elle nous ferait pleurer ».
                Ma femme ne s’était pas résignée à ce que je me brouille définitivement avec mes parents, elle a donc œuvré de concert avec Mamie à rapprocher les choses. Ce fut long, j’étais réticent et mes parents rétifs, mais cela aboutit. Et donc, dans les mois qui précédèrent la naissance de ma fille, tout le monde était là heureux, en attente. Enfin, heureux c’est vite dit : on savait la Mamie fort malade, cancer, mais bon à cet âge là c’est lent. Pas assez lent. Elle est morte le Samedi, la gamine est née le Mercredi suivant.
                Outre ceux que je viens d’évoquer, mes souvenirs de cette grand-mère sont plus diffus que pour l’autre : je ne vivais pas dans sa proximité immédiate. C’est donc plus une collection de petits moments à la ville chez eux, ou à la campagne, plus tard, chez elle qui me viennent. Mais là encore, l’endroit où elle repose je n’y vais jamais. Je passe à proximité (50 mètres) souvent, à chaque fois j’y pense, mais je ne m’arrête jamais. Les lieux où elle a vécu que je fréquente encore parfois, me l’évoquent mille fois plus que ne le ferait sa tombe.

    Je vous ai parlé de mes grands-parents à titre d’illustration, mais je pourrais dire la même chose d’autres personnes qui me furent chères. Y’en a une par exemple pour laquelle j’ai une excuse : elle est enterrée à Mâcon, 700 km de chez moi. Mais je ne peux pas boire un verre de whisky sans penser à elle et aux soirées qu’on a passées ensemble à papoter autour d’une bouteille. Mais si, un jour, je passe à Mâcon, je n’irai pas sur sa tombe.


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  • Commentaires

    1
    Jeudi 25 Octobre 2012 à 19:45

    le cimetière et moi, deux mondes.Comme toi.Malheureusement j'ai du y aller , la 1ere fois, il y a 10 ans pour ma grand mere (j'en ai parlé sur mon blog, de ma grand mere, une histoire d'amour aussi)  et y retourner il y a 1 an bientôt pour ma mère.Entre les deux, j'y suis allée 1 fois, tout au début pour ma grand mère et depuis le 7 Décembre 2011 , jamais.

    Mon pere, il ya 26 ans , et bien jamais au cimetiere (maintenant, il y a 400 kms grosso modo qui nous séparent) mes grands parents paternels, jamais et meme pas à l'enterrement (mon grand pere, j'avais 5 ans et ma mere n'a pas voulu que j'y sois et ma grand mere etait une telle garce, qu'il n'y avait aucune raison pour que je fasse autant de bornes) Quant à mon grand pere maternel, jamais connu.

    Mâcon...Pas loin de mon pays d'origine, ça.

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