• Mimétique.

    Soyons clairs dès le départ : ce dont je vais vous entretenir maintenant n’est pas de mon invention. J’ai découvert la chose, il y a un peu plus de trente ans, par mes lectures. L’auteur : René GIRARD. Grand intellectuel français, peu ou mal connu en France, pas assez en tout cas, mieux connu ailleurs. Ses thèses sont, c’est un euphémisme, controversées. Même moi qui y adhère en grande partie, j’en décèle certaines limites. Mais, et c’est un énorme « mais », on ne peut pas faire l’impasse sur ce qu’il dit sans risque. Même s’il n’a sans doute pas entièrement raison, il a mis le doigt sur quelque chose de fondamental dans le fonctionnement humain, l’ignorer serait se condamner à ne rien comprendre à ce qui nous entoure.

     

    La première chose à faire serait donc de vous donner des conseils de lecture. À savoir d’abord et surtout « La violence et le sacré », puis « Le bouc émissaire », enfin, mais c’est facultatif, « Des choses cachées depuis la fondation du monde ».

    Mais je vais, à la place, essayer de vous résumer la thèse avec mes propres mots. En guise d’introduction, disons. Dans d’autres articles, plus tard, je reviendrai certainement sur la chose, mais aujourd’hui je me contenterai d’un « exposé ».

     

    Commençons par une histoire, inventée certes, mais vraisemblable dans ses grandes lignes. Nous sommes chez les Dupont-Durand-Dela, ce soir apéritif dinatoire, Madame a bien fait les choses : traiteur, toasts et salades variés, boissons et rafraichissements divers, etc. Tout va bien, les gens sourient, papotent, se déplacent d’un groupe à l’autre. Sur la table, là, dans un grand plat ovale en inox, il reste un toast au saumon. Un. Tout le monde en a pris, tout le monde a aimé, tout le monde a vu qu’il n’en reste qu’un, tout le monde y est indifférent : personne n’a plus vraiment faim. Soudain, un convive avance la main vers le toast isolé, le prend et le porte à sa bouche. Une demi-douzaine de convives ont vu le geste et, immédiatement, ont eu la pensée : « Ah zut, je l’aurais bien pris moi aussi ! ». Dix secondes avant, ils n’y pensaient même pas, mais de voir quelqu’un s’en saisir a déclenché leur désir. C’est ça le mimétisme : on se met à désirer ce que l’autre vous montre comme désirable.

    Cette scène se déroule dans un cadre policé, entre gens bien élevés et qui savent se tenir, donc, à part un petit pincement d’envie, il n’y aura pas de conséquences, même si certains se seront dits in petto : « Il ne manque pas de toupet, celui-là ». Imaginez maintenant une scène semblable chez des humains moins disciplinés, cela a toutes les chances de dégénérer en bagarre. D’autres puis d’autres voulant à leur tour se saisir de l’objet convoité. Ce qui attire l’attention de ceux qui n’avaient rien vu au départ et qui, maintenant, à leur tour, … Bagarre généralisée. J’ai dit « chez des humains moins civilisés ». Je ne veux pas dire par là chez quelque peuplade primitive, ce serait lui faire injure car, la plupart du temps, la dite éventuelle peuplade a elle aussi ses règles de comportements et ses « comme il faut se tenir ». Non, pensez plutôt à une bande de gamins dans une cour d’école, et deux ballons. Deux ballons identiques. mais vous verez qu’à partir du moment où l’un des mômes aura choisi tel ballon, tous le voudront et l’autre sera délaissé et même méprisé et calomnié : « il rebondit pas bien ! ». Cela peut mal finir : pugilat, coups, hurlements, tirages de cheveux, morsures, … Soit tous contre tous, soit, parfois, un tous contre un seul qui se dessine. Nous en reparlerons. Souvent alors la Loi intervient, ici c’est la maîtresse qui va séparer les belligérants, peut-être en punir l’un  ou l’autre plus virulents, en tout cas les sermonner et les morigéner, puis répartir les mômes en deux équipes, à chacune un ballon, et « je ne veux plus vous entendre ! ». Cela calme, temporairement, les choses mais n’apaisent pas les rancœurs : « pourquoi c’est nous qu’on a le mauvais ballon ? C’est pas juste ! ». Poudrière pour la prochaine récré.

     

    Ce comportement n’est pas, au départ, spécifiquement humain : on voit des scènes semblables chez, par exemple, des primates proches de nous, ou même des animaux plus éloignés, mais, il semble que chez eux, un mécanisme se met rapidement en place pour stopper la bagarre (dominance, hiérarchie, etc.). Chez l’homme « civilisé » aussi, nous l’avons dit, mais chez l’homme moins policé, on voit régulièrement la chose dégénérer. Mais pas que chez lui :

     

    J’ai parlé ici de ce qu’on pourrait appeler « le mimétisme d’accaparement » : la prise d’un objet déclenche chez les autres l’envie de le prendre. Mais la chose est parfois plus subtile. Voilà une autre histoire : Nous sommes dans la salle des marchés d’une grande banque d’investissement. Ce matin les choses sont calmes et les écrans clignotent peu, les traders s’ennuient. Il y a par ci par là quelques petites hausses, quelques petites baisses, mais rien de bien affriolant ou qui vaille la peine de trop réagir. Monsieur K. voit soudain sur son écran une légère hausse de l’action X. Il réfléchit un instant, se remémore : « ma foi oui, cette société a de solides fondamentaux. Ce ne serait pas idiot. » Et il lance une offre d’achat de quelques milliers d’actions. Aïe ! C’est parti, car, ce faisant, il fait lui-même monter la côte de la dite action, ce qui, bien sûr, est remarqué ailleurs, peut-être à mille ou dix mille kilomètres de là. Et les ordre d’achats s’enchainent, se déchainent, la côte monte, et on achète et ça monte. Etc. Nous sommes là encore dans le mimétisme. On a même fait pire : on a inventé des logiciels qui miment à notre place.

    Je viens d’évoquer un emballement à la hausse, le symétrique existe : l’emballement à la baisse, le quasi crack. Ce dernier frappe plus les médias et fait les gros titres du JT du soir, mais il n’est pas plus déraisonnable que l’autre. Tout aussi inepte.

    J’y insiste, il ne s’agit pas ici d’accaparement. Monsieur K. a très probablement revendu ses actions dans la demi-heure suivante, empochant au passage, ou plutôt faisant empocher à sa banque employeuse, un coquet bénéfice, ce qui lui vaudra, d’ailleurs, l’admiration et la reconnaissance de sa hiérarchie.

     

    Il y a plusieurs niveaux de mimétisme selon le nombre de personnes en cause. J’ai parlé du mimétisme de petit groupe (la récré), je n’y reviens pas. J’aborderai tout à l’heure le mimétisme de masse, mais voyons d’abord rapidement un mimétisme à petite échelle : trois personnes. C’est le triangle à la base de tant de pièces de boulevard : « Et c’est avec ma meilleure amie qu’il me trompait ! » [Vous pouvez mettre la phrase au masculin, ça ne change rien à la suite.] S’il on observe attentivement, nous sommes là face à un double mimétisme : Mme. Martin parce qu’elle aime M. Martin, le rend aimable pour sa vieille copine Amélie. Mais ce n’est pas tout ! Mme. Martin aime aussi sa vieille copine Amélie, et, par là, la rend désirable pour M. Martin. Le piège est effroyable et les cocu(e)s nombreux.

    Prenons maintenant une masse de gens, je ne sais un village par exemple, ou un quartier, une communauté, une entreprise … qu’importe. Prenons ensuite un petit fait déclencheur, probablement anodin, peut-être à nouveau un accaparement mais ce n’est pas obligatoire. Tiens, par exemple : M. Marcel adore faire son potager et, comme tous les ans, il vient de planter ses poireaux. Mais cette année, malice ? malveillance ? étourderie ? il en a planté un rang de plus et, ce faisant, a empiété de quelques centimètres sur la parcelle de son voisin, M. René. Quand celui-ci découvre l’outrage, le lendemain en milieu de matinée, il frise l’apoplexie et écume de rage. Cela pourrait, ça s’est vu, se terminer tout de suite par une engueulade homérique entre les deux voisins, voire quelques coups, ou par un arrachage rageur des poireaux limitrophes. Oui, mais ce matin-là Marcel est parti passer le week-end chez ses enfants à 30 km : pas d’engueulade possible, et René a une sciatique de tous les diables : pas d’arrachage envisageable, reste la fulmination. Fulmination qui perdure à l’heure du petit apéro du samedi midi au troquet de la place (« Je vais quand même pas me laisser une sciatique m’empêcher d’aller voir les copains ! ») et René raconte. Et même il en rajoute : « dire que je disais encore l’autre jour à Germaine que ce serait bien de mettre des framboisiers là, pour les petits-enfants ». Faut dire que ça fait dix ans que René il en parle de ces framboisiers à Germaine, et que ça fait plus de dix ans qu’il n’a rien fait dans ce petit bout de jardin. Mais bon. Il raconte à qui veux l’entendre, en particulier à Albert, son vieux pote qui opine : « c’est vrai que le Marcel il se croit tout permis. Regarde ses grands arbres qu’il n’élague jamais et qui mangent le soleil de mes tomates. »

    Le soir, avant la messe, Albert en parle à Victor de ce Marcel qui quand même … Sauf que Victor et Marcel ils s’entendent très bien depuis toujours, alors Victor : «  oh, eh,, n’exagère pas ! Il nous ennuie à la fin le René, déjà que son jardin c’est une honte, il n’y fait jamais rien que s’en est devenu un repère à vermines qui viennent gâter les nôtres. » Albert est bien obligé d’en convenir et peste lui aussi contre le René. Entretemps, Mme. Germaine, la femme de René, a fait ses courses chez le boucher pour le poulet du Dimanche et elle aussi a raconté. Avec des succès divers : la bouchère est bien d’accord que le Marcel il nuit au commerce : « ne mange que du poisson qu’il va acheter à la ville là-bas ». Mais Mélanie qui était l’amoureuse du Marcel quand ils étaient petits, le défend : « Moi j’aime bien ses légumes qu’il me donne souvent ». Etc.

    Et chacun va redire, raconter, déformer à sa sauce. En quelques heures, en quelques jours, à la fin du week-end, le village est en ébullition. Et personne ne sait plus pourquoi ! Ça fait longtemps que les poireaux ont été oubliés, d’ailleurs n’était-ce pas des petits pois ? mais non c’est des arbres qui dépassent, mais non c’est des tomates, … Tout ce qu’on sait c’est que ce village, non vraiment, c’est plus possible à vivre. Y’en a marre. Personne ne sait plus pour ou contre qui il est, mais tout le monde est contre tout le monde. Et en est sûr.

     

    C’est cela qu’on appelle une « crise mimétique ». Je l’ai placée dans un village avec des poireaux, mais si vous préférez je peux vous la faire dans le quartier avec M. Bothero et sa voiture qu’il gare toujours mal, ou avec la fille des BenSaïd que c’est une honte la manière dont elle s’habille quand ils vont à la mosquée, ou avec ce sagouin de M. Picard qui laisse toujours la photocopieuse en panne et vide de papier. À votre préférence.

     

    Comment cela se termine-t-il ? Ça dépend. Il y a d’abord le cas, le plus fréquent sans doute, où, au bout de quelques jours, les choses s’apaisent d’elles-mêmes, s’éteignent. Ou du moins semble-t-il, car le souvenir en sera souvent le terreau propice à une nouvelle crise. Il y a ensuite le cas, plus rare, où une autorité quelconque vient mettre le holà. M. le curé peut-être, ou le médiateur du quartier, ou l’imam, ou le chef du personnel. Là aussi les choses s’apaisent en surface, mais restent le terreau de nouvelles flambées. Enfin il y a le cas, rare mais avéré, où rien ne se calme et où tout s’exaspère et se poursuit en affrontement. Physique.

     

    Là à nouveau deux cas se présentent. Dans le premier l’affrontement est général, tout le monde cogne tout le monde, des blessés, des morts peut-être et un village qui ne s’en remet pas[1]. Dans le deuxième, tout d’un coup, comme ça sans réel motif, tous se retournent contre un seul : le gitan qui habite à l’orée du village, ce parisien qui vient d’arriver dans le quartier, cette fille, dont je crois bien qu’elle est juive, qui fait la manche tous les Vendredis soirs, ou ce stagiaire récemment embauché et qui a quand même un drôle d’air, il y a du piston là-dessous. Et dans ce deuxième cas, cela peut fort bien se finir par la mort – non pardon, par le lynchage de ce « seul »[2].

    Et là, enfin, les choses s’apaisent vraiment. Il n’y a plus d’objet de querelle ! Normal, c’était lui qui était devenu le seul objet de querelle et il a disparu. Le groupe se retrouve, soudé, rasséréné. Et regarde maintenant sa victime avec ambiguïté : c’est lui qui fut la cause de tous les maux, mais c’est aussi lui qui vient de rétablir l’ordre et la quiétude.

     

    R. Girard fait naître ici le sacré, ou du moins le sacré antique. Je vous renvoie donc maintenant à sa lecture : préférez l’original à ma pâle copie. Juste un mot pour finir, en quoi cette victime émissaire est-elle sacrée ? En ce que, cause de tout le mal qui nous rongeait, il a suffi de la sacrifier (= faire sacrée) pour que le bien revienne parmi nous. À la fois, exécrable absolue et bénéfique à tous.

     


    [1] Si vous ne me croyez pas, lisez de Jean Teulé : Mangez-le, si vous voulez.     [retour au texte]

    [2] Pour vous faire plaisir : le stagiaire n’aura été que licencié avant l’heure.     [retour au texte]


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  • Commentaires

    1
    Mardi 23 Octobre 2012 à 06:54

    Je viens de découvrir ce blog par hasard. J'ai lu cet article. Un peu long mais j'aime bien avoir de quoi lire et réfléchir. Je suis donc contente et je reviendrai. C'est bien écrit et fort intéressant.

    Donc à très bientôt.

    Bonne journée.

    2
    Mardi 23 Octobre 2012 à 11:25

    Tu as raison, c'est long ! Et encore j'ai abrégé et j'ai découpé la chose en plusieurs articles (le dernier - actuel - sur le sujet est Romeo et Juliet).

    Pire : j'ai pas fini ! Il y a au moins deux ou trois articles (en partie écrits, en partie dans ma tête) à venir sur la chose. Sauf que, pour des raisons perso (santé essentiellement), je n'ai pas pu écrire sérieusement ces derniers mois (presqu'un an !).
    Je m'y remets petit à petit en profitant de mes courts articles da ma rubrique "J'écoute" (plus récente que les autres), mais ça va viendre !

    Plus généralement, ici ce n'est pas un blog du type je raconte mes anecdotes au jour le jour, c'est plus un truc du genre "oeuvre en devenir". Ce qui explique.

    Voir Ceci est-il un blog ?

     

    3
    Julie Pietri Profil de Julie Pietri
    Mercredi 22 Mai 2013 à 21:49

    Le coup du dernier toast, ça ne risque pas de m'arriver . JE suis celle qui se saisis du dernier toast parce que y'a un moment, ça va bien l'éducation et que de toutes les façons il faut bien qu'il soit mangé ce toast, on ne va pas le jeter, non? Alors autant que ce soit moi.

    Et si par hasard j'arrive après que le dernier toast ait été mangé, bin je me dis que tant pis, j'avais qu'à y penser avant.

    Quant à Bicar, il ne risque pas de me tromper avec ma meilleure amie. Il ne la connait pas. Pour commencer. Non mais. Et quand bien même et malgré mes précautions il me tromperait avec elle, c'est d'abord ma main dans la tronche qu'il prendrait et ensuite la valise par la fenêtre. Je ne penserais même pas à m'occuper du mari de ma copine.

    Les poireaux, la mosquée, la photocopieuse ….

    Tu appelles ça du mimétisme?

    Je n'aurais jamais pensé à ça. J'aurais plutôt dit grosse bêtise humaine, manque de personnalité, aucune indépendance d'esprit.

    Bref : la vie et son quotidien et tous ce gens qui n'ont que du vide entre les oreilles. Et ils sont si nombreux !

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