• Papier cul

    J’ai connu une ère moins « hygiéniste » que l’actuelle, ou peut-être simplement moins commerciale. Toujours est-il qu’en ces temps reculés, la fastidieuse mais nécessaire tâche du torche-cul se faisait bien souvent avec un papier de réutilisation plutôt qu’avec un papier dédié, doux, parfumé, ouaté, triple-épaisseur, résistant, tout ça. Mes grands-parents paternels habitaient au bout du jardin, comme je crois vous l’avoir déjà dit ailleurs, ce qui fait que j’y étais fréquemment fourré : jouant, bavardant, mangeant, baguenaudant, et donc, parfois, déféquant.

    Dans les toilettes (on disait alors les « ouaters ») des dits grands-parents point de papier commercial, mais des feuilles du journal local (La Résistance de l’Ouest, pour ne rien vous cacher) découpées soigneusement en 16 morceaux ce qui permettait d’atteindre la taille adéquate à l’usage envisagé. Une liasse de ces feuilles était suspendue au moyen d’un fil de fer ingénieusement courbé en S à proximité immédiate de la main gauche de l’impétrant. Je vous ai dit que mon grand-père était bricoleur !

    J’ai passé des heures dans ces chiottes. Non pas que je fusse atteint d’un quelconque dérangement intestinal, mais parce que je ne pouvais pas en sortir avant d’avoir épuisé la lecture de toutes ces feuilles qui étaient si généreusement offertes à mon avidité de lecture. J’ai acquis, à cette époque, une réputation qui ne m’a plus guère quitté de « passe-son-temps-aux-toilettes » parfois socialement douteuse. D’autant, que chez mes parents rebelote ! Non, là le papier était moderne, mais je dissimulais dans des recoins ignorés (je l’espère) de ma mère tel ou tel ouvrage que je désirais lire. Pas toujours des ouvrages interdits, même si parfois. Mais, le problème était que, si je me mettais à lire, j’oubliais de sortir, créant comme une sorte de bouchon à l’entrée. D’où surveillance de ce que j’avais en main, en entrant.

    La lecture des feuilles de journal découpées était fort frustrante. Je ne compte plus le nombre d’articles dont je n’ai jamais su la fin : les hasards de la découpe avaient éloigné la suite, et peut-être même l’avaient-ils déjà expédiée dans les tréfonds. Mais c’était de la lecture, et tout est là. J’étais boulimique de la chose. Dès tout petit, avant même que de savoir, à l’arrière de la voiture familiale je repérais les enseignes des magasins le long desquels nous passions et telle ou telle lettre m’était déjà une compagne familière. J’ai encore le souvenir ému de la forme particulière du E majuscule de la marque de carburant Esso, par exemple. Ça ressemblait un peu à ça : « Ɛ ».

    À la fin de l’été précédent mon entrée à l’école, j’ai reçu un cadeau : un tableau noir monté sur chevalet. En haut, au centre, il y avait un alphabet. J’ai emporté ce tableau lors d’un WE à la mer, et, dans la chambre d’hôtel, je recopiais les lettres sur le tableau. Pas sûr que je formais déjà des mots, mais l’idée y était. C’est pour vous dire que, bien que nullement malheureux quand je restais chez moi, aller à l’école ne fut pas une corvée, loin de là. Plutôt un plaisir surnuméraire.

    Je ne sais pas vous, mais moi je suis incapable de me rappeler ce que c’est que de ne pas savoir lire. Et pourtant je suis passé par là. Je me rappelle n’avoir pas su faire de vélo, et comment j’ai, laborieusement et douloureusement, appris. Mais l’apprentissage du lire et du écrire s’est fait sans que je m’en rendisse compte. C’était là. Point. Y’avait plus d’avant.

    Dire que j’ai lu est un à-peu-près, j’ai dévoré. A un Noël, je devais avoir dans les dix ans, mes parents et grands-parents (les autres, les maternels) se sont mis d’accord pour m’offrir L’auberge de l’Ange Gardien et, sa suite, Le général Dourakine de notre chère Comtesse de Ségur, née Rostopchine. Mais, hasard malencontreux, la suite, Le général donc, me fut offerte le matin par mes parents, et le début, L’auberge, par mes grands-parents au milieu de l’après-midi. Trop tard ! Ne sachant pas qu’il y avait un début, j’avais déjà achevé la lecture de la suite. Ce n’est donc que le soir, lisant ce qui arrivait aux deux sœurs Dabarin [Oups ! Voir note en fin d'article], que je compris une grande partie de l’intrigue et des rapports entre les personnages. Peu importe, j’ai adoré, et, comme depuis, j’ai bien dû les relire une dizaine de fois, j’ai fini par tout comprendre et dans l’ordre.

    Ma fille (dont d'ailleurs le prénom vient des ouvrages précités !) devait avoir dans les 20 ans et, un jour, elle me parle d’un de ses profs qu’elle juge extraordinaire, voire extravagant, en tout cas passionnant. Me dit son nom : Lévèque. Je tique. Voyons, c’est pas possible, c’était il y a 30 ans, l’était déjà vieux (pour moi), mais on dirait bien que, demande lui donc, la prochaine fois, si c’est lui qui … Elle le fit, c’était lui ! Devait pas être si vieux que ça à l’époque où il avait fait mes délices. Lui aussi se rappelait de moi. Honneur ! Et il se rappelait de moi comme ça « Lit-il toujours autant ? » demanda-t-il à ma fille.

    Un jour, un ami m’a fichu un énorme coup de cafard. Il avait fait un calcul et m’annonçait «  Tu ne liras guère que 3000 livres au mieux dans ta vie. » Voyons, voyons, j’ai refait les calculs, s’était trompé ou alors était pessimiste, car il lit aussi vite que moi, mais bon, disons 70 ans de vie de lecture multipliés par, allez, 200 livres (c’est généreux) par an, ça nous fait dans les 14000. C’est mieux, mais c’est peu.

    Très peu.

    Trop peu.

     

    Note (3 ans plus tard) :
    Quand j'ai écrit cet article, au printemps 2011, j'y allais de mémoire et, allez savoir pourquoi, j'avais mémorisé que le nom des deux sœurs était Dabarin. À tort. L'ainée est nommée Mme. Blidot et la cadette Elfy (sans nom de famille).
    Notons au passage que c'est à cause de ce personnage que ma fille porte son prénom, Elfi avec un 'i' pas un 'y' car déjà ma mémoire était déficiente.
    Pourquoi ai-je tout mélangé ? Je n'en sais rien. Tout ce que je peux dire c'est que Dabarin est le nom de famille des deux jumeaux, Nic et Mino, dont on narrait les aventures dans le Journal de Mickey que je lisais assidûment aussi. Il y a dû y avoir un court-circuit dans mes neurones.
    Mais où ça devient grave c'est que, si vous tapez "soeurs Dabarin" sur Google, le premier lien qu'on vous offre c'est cet article !
    Voilà comment l'erreur prospère sur internet : tout est de ma faute !

     


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