• Quand Papa mange des pourpres, ça fait pleurer Maman.

    Tous les ans c'est la même chose. Au début de l'été, les jolies petites fleurs mauves et blanches, avec lesquelles Éliane et moi tressons de si belles couronnes pour la fête des Patelles, se transforment en petits grains roses. Et plus il fait beau, plus vite les grains grossissent, plus vite ils deviennent pourpres. Quand l'été est particulièrement chaud, on les confondrait presque avec des prunelles noires tellement leur pourpre s'est approfondi.

    Petit, je ne comprenais pas pourquoi Maman semblait tant nous encourager à tresser les couronnes. J'imaginais juste qu'elle était contente de nous voir occupés tout un après-midi, la laissant tranquille pour cuire les galettes de la fête. Et si Papa semblait si grognon à nous voir, je croyais que c'était à cause du parfum.

    A la fête des Patelles, tous les enfants défilent nus, juste habillés de couronnes tressées. Certains, rares, se contentent d'en garnir leurs cheveux, mais beaucoup s'en font en plus des colliers et des ceintures. Et nous, dont le jardin est si grand, nous ajoutons des bracelets à nos bras et nos jambes. Tout le village nous regarde défiler et nous les aspergeons de pétales saisis à grosses poignées dans les plats en osier que nous portons. Lorsque nous arrivons sur la place, tout le monde est recouvert de mauve et le sol, jonché, n'est plus gris pour une fois.

    Alors, doucement, les adultes se mettent à chanter, et nous, les enfants, en silence, nous dansons. Les fleurs piétinées se mêlent à la terre et celles de nos colliers s'agitent dans l'air. Toutes alors exhalent leur parfum. Les murs gris disparaissent, se teintent de couleurs qu'on ne voit jamais : des bleus, des verts, des jaunes. Les blouses blanches des adultes se colorent pour quelques heures, et même nos peaux et nos cheveux quittent, cet après-midi là, leurs teintes grisâtres.

    Cette année Éliane a défilé pour la dernière fois. Maintenant elle a treize ans. La fin de l'après-midi fut gâchée par les nuages. Il n'y avait que de rares et étroites zones de ciel. Bleues, bien sur, comme il fallait, mais si petites, si maigres, comme mangées par les nuages. Le soir, au repas, j'ai vu Éliane qui pleurait : c'est un triste présage, surtout pour une fille, quand sa dernière fête des Patelles n'est pas bleue. Maman essayait de la consoler, lui disant qu'à la sienne les nuages couvraient entièrement le ciel. Mais Éliane continuait de pleurer.

    Les semaines suivantes, tout le monde travaille. Le blé est devenu clair, c'est l'époque des moissons. Tous nous passons la journée dans les champs à couper les épis.

    Aux plus jeunes on ne demande que de passer derrière les autres pour glaner, et eux ont parfois encore la force de jouer à la pause de midi. Mais ceux qui ont passé ces heures du matin à souffrir sous le soleil rose et brûlant, sombrent dans le sommeil à l'abri du feuillage noir des haies.

    Le soir nous rentrons couverts de poussière et de sueur séchée. Bien peu ont la force de sourire et les lueurs rouges du soleil couchant marquent les visages de grimaces amères. Même les gamins sont alors fatigués, et eux qui, à l'aller, riaient, se chamaillaient, se poursuivaient, se roulaient dans l'herbe brune, traînent la jambe ou pleurent pour que leurs mères les prennent dans leurs bras.

    A la fin de l'été, il y a les battages et, là encore, la poussière, la chaleur et la soif. Puis vient le mois du Repos.

    Et c'est ces nuits-là que j'entends Maman pleurer dans la chambre à côté. Papa le soir s'est lavé et a enfilé une blouse propre. Après m'être couché, je l'entends qui sort et va dans le jardin. J'entends, aussi, Maman fermer le verrou de sa chambre. Et toute la nuit, il y a des cris dans le village : des cris de peur, des cris de joie, des rires et des hurlements.

    Cette année, Éliane aussi a verrouillé sa chambre.


  • Commentaires

    1
    Jeudi 9 Août 2012 à 01:11

    J'ai trouvé un commentaire de vous sur Ipernity chez Alain Bernard. J'ai aimé et je suis venue par ici prendre l'air. J'aime beucoup votre bolg. Bravo !

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