• Réflexion sur la « crise » (1) : Trois postulats cachés.

    Cette série de textes a été écrite à la suite de la parution sur le blog de Galmaril   d’une série d’articles à la fois sur la crise de 2008 et plus généralement sur le néolibéralisme. Je ne saurais donc trop vous encourager à aller les lire d’abord. Puis à revenir ici.

    L’ensemble du monde politico-économique actuel adhère à une vision dite néolibérale de l’économie. De ce fait toute critique que l’on peut émettre se heurte par avance à un argument du type : « Vous n’avez peut-être pas entièrement tort, mais on ne peut pas faire mieux sous peine de plomber l’économie ». Je pense donc qu’en plus de dénoncer les méfaits du système, il faut aussi montrer que le dit système ne marche pas. Je vais essayer d’aller vers ce but à travers deux groupes d’arguments différents.

    Il est vrai que le modèle libre-échangiste de l’économie de marché a permis, permet et, probablement, permettra un essor des richesses[1]. Il convient donc d’être prudent dans la critique du système et, comme on dit, de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le problème c’est qu’on nous vend en package un modèle qui non seulement contient le libre-échange et l’économie de marché, mais qui contient en plus quelques postulats beaucoup plus douteux.

    Ils disent : « Moins d’État, plus d’offre. »

    Les deux premiers postulats en question sont la croyance a priori en  la toxicité économique de l’État, et la certitude que ce qui permet la croissance c’est le développement de l’offre. Je traite les deux ensemble car en réalité ils s’entremêlent gaiement dans leurs conséquences actuelles.

    L’idée que l’augmentation de l’offre est la source de la croissance économique est une vieille idée libérale, on peut la faire remonter au moins à la loi de Say[2 ]qui dit en gros « l’offre crée sa propre demande ». Je ne vais pas ici exposer les arguments qui la fondent, on les trouve dans tout bon ouvrage d’initiation à l’économie, ce qui m’intéresse c’est comment on la met en œuvre. Pour que la création d’offre soit la plus forte possible, il convient de supprimer au maximum tous les règlements et taxes qui la freinent. Par exemple toutes les normes trop contraignantes, par exemple les taxes douanières, par exemple les impôts sur les sociétés, etc. Oui mais alors, dira Candide, l’État n’aura presque plus de revenus ! Ca tombe bien car

    L’État est de trop. Ou plutôt moins il y a d’État mieux le marché se porte. Les moins extrémistes s’accommoderaient d’un État uniquement chargé de quelques fonctions régaliennes, comme on dit : la police, pour le maintien de l’ordre, la justice, pour le respect des contrats, et, à la rigueur, l’armée, pour la défense du territoire. Mais certains[3 ] n’hésitent pas à vouloir confier même ces fonctions au secteur privé.
    En tout cas, il ne faut surtout pas que l’État s’occupe de quoi que ce soit dans la sphère économique : ni de gérer, ni d’entreprendre, ni même d’orienter. Et encore moins bien sûr de redistribuer les richesses.
    L’État n’a donc pas besoin d’être riche et si, comme actuellement, il s’endette c’est de sa faute : il essaye d’en faire trop. Je pense qu’il faut voir là la raison profonde de ces lois (ou traités) qui empêchent les États de s’autofinancer, elles ont été conçues comme des sortes de garde-fous pour obliger les États à ne pas trop dépenser
    [4 ].

    Le problème c’est que non seulement ce dernier objectif n’a pas été atteint – et tant mieux comme on le verra ci-dessous – mais qu’en plus le modèle proposé ne marche pas. L’idée que l’offre crée la demande repose sur la certitude que le développement va profiter à tout le monde et donc aux acheteurs potentiels. Oh, peut-être avec un léger délai, alors transigeons : on aidera l’offre à long terme (le moins d’impôts possible) et on aidera la demande à court terme (du crédit). Comme c’est censé amorcer la pompe, en quelques courtes années les crédits seront remboursés, les gens de plus en plus riches et tout tournera tout seul. Sauf que non, car il y a, caché, un présupposé : que les richesses se redistribuent toutes seules[5 ], ce qu’elles ne font pas.

    Et c’est justement une des fonctions de l’État que les néolibéraux s’efforcent d’oublier : redistribuer les richesses à travers d’un côté l’impôt et de l’autre, d’une part les prestations sociales, d’autre part des investissements d’intérêt collectif.

    On a un exemple parfait de que je viens de dire avec la crise qui nous secoue ces années-ci. Appliquant à la lettre le plan ci-dessus énoncé, les États-Unis ont drastiquement baissé les impôts, diminué les prestations sociales (en laissant le privé s’en occuper) et donné accès facile au crédit même au risque de l’insolvabilité. Et c’est ça qui a explosé.
    Des pays comme l’Allemagne ou la France qui, à la fois par tradition et par l’effet des luttes sociales, ont continué à redistribuer, ont été nettement moins secoués, même si eux aussi, dans ce système mondial, sont touchés.

    La mise en place de tout ceci s’est faite à partir de la fin des années 60 et du début des 70, à travers toute une série de lois et de (dé)réglementations. Tout est parti d’une critique par une nouvelle école économique[6 ] des postulats keynésiens qui avaient cours depuis la fin des années 30. Or ce que Keynes disait c’est, en simplifiant, l’inverse : c’est le maintien d’une demande soutenue qui permet à l’offre de se déployer. Comment soutenir cette demande ? en redistribuant efficacement et de manière pérenne les richesses. Efficacement, cela veut dire que tous les acteurs de l’expansion économique recevant une part du gâteau, tous vont contribuer par leur consommation à la poursuite de cette expansion. De manière pérenne, cela veut dire que si les acteurs économiques ont confiance, ils vont peu épargner et préférer consacrer la plus grande part de leurs revenus à la consommation. Car si une trop grande part des richesses va à l’épargne, contrairement à ce que présupposent les néolibéraux, cela ne profitera que partiellement à l’investissement car il y a ce que Keynes appelle « la préférence pour la liquidité ». Pour la monnaie. Or

    Ils disent : « La monnaie est neutre. »

    Dans le modèle économique libéral, la monnaie n’existe pas. Au plus, c’est une marchandise comme les autres et, une fois tous les bilans faits, elle se révèle économiquement neutre. Plus concrètement, l’analyse libérale ou (néo)classique voit le marché comme un gigantesque espace de troc : on échange des marchandises contre des marchandises. La monnaie n’est alors qu’une commodité servant à mesurer plus finement les valeurs d’échange. Cela suppose que, dans l’idéal, tout agent économique – vous, moi, le trust Machin – sait à tout instant la valeur relative de toute marchandise par rapport à toute autre : quand je vais chez mon boulanger, je « sais » qu’il me faudrait 1 kg de pommes de terre pour acheter 3 baguettes ou qu’avec 1 kg de cuivre je pourrais acheter deux petites tartes aux fraises. Bien sûr, personne n’est aussi naïf pour prononcer une telle  phrase, car même le plus sot des libéraux sait bien que c’est impossible, mais ce qui est spectaculaire c’est qu’ils font tous comme si c’était quand même le cas. (Voir ce que je dis plus loin à propos de Walras) et, justement, le rôle de la monnaie dans la théorie classique est de rendre possible de telles comparaisons. Et cette théorie fait l’hypothèse qu’avec éventuellement un certain effet retard, les « prix » mesurés en monnaie correspondent aux valeurs relatives des marchandises.

    Le premier défaut de cette idée est d’ordre épistémologique : elle se fonde sur la croyance que le troc a réellement existé comme mode d’échange avant l’invention de la monnaie. Or rien n’est moins sûr. Qu’il y ait eu, à l’occasion, des échanges par troc c’est probable, voire certain, d’ailleurs il en existe toujours, mais que ce fût le mode général de l’échange « avant », toutes les enquêtes anthropologiques et historiques montrent le contraire. Donc, quand Adam Smith explique les échanges par ce moyen, il a en réalité recours à un concept déjà très élaboré et qui, de fait, sous-entend subrepticement une idée de monnaie : un étalon mental de comparaison. Je reparlerai de cet aspect dans un prochain article.

    Le deuxième défaut, mais qui n’est pas spécifique du problème de la monnaie dans cette théorie, c’est la tranquille certitude de l’ « omniscience » des agents économiques. A tout instant, tout acteur est non seulement « rationnel » et raisonnable, mais parfaitement au courant de tous les tenants et aboutissants de tout ce qui ce passe sur les marchés. Dans le cas de la monnaie, des prix. De tout. Des prix de tout, car c’est cela qui lui permet idéalement de faire jouer la concurrence. J’ai dit « tranquille certitude » parce qu’à nouveau , les théoriciens ne disent pas de telles naïvetés, mais quand on examine leurs équations « tout se passe comme si » c’était vrai.

    Le troisième défaut c’est que cette théorie considère la monnaie comme une marchandise ordinaire. D’ailleurs dans le système walrasien[7 ] tous les calculs ont d’abord lieu sans la monnaie : on exprime les prix dans une marchandise ordinaire arbitraire, puis, parce que la monnaie existe et qu’il faut bien en parler, on rajoute une inconnue et une équation et on fait comme si on avait résolu le problème. [Là, encore, j’en reparlerai dans un prochain article.] Or les agents économiques réels, de chair et de sang, ne traitent absolument pas la monnaie comme une marchandise ordinaire. Ne serait-ce que sur un point : l’épargne. Peu de milliardaires, à part peut-être Picsou, auraient l’idée de thésauriser des harengs saurs comme valeur de réserve. Par contre des dollars ou des euros, oui. Et si leur confiance dans telle ou telle de ces monnaies vient à défaillir, ils vont d’abord se retourner vers une autre (spéculation de change) ou, par désespoir, vers une « valeur refuge » qui en fait n’est rien d’autre qu’une sorte de supra-monnaie (or, diamant, …).

    Pas l’ « épargne » au sens strict, mais la fonction « réserve de valeur » de la monnaie. Ce que la monnaie circulante permet, que ne permet pas l’unité de compte et que permet mal toute autre marchandise/bien, c’est justement de thésauriser. En schématisant, on pourrait dire que thésauriser, c’est retirer provisoirement du circuit des échanges une certaine quantité de valeur. Bien sûr, on peut ainsi retirer a priori n’importe quel bien du circuit, mais encore faut-il qu’il se conserve et ça seule la monnaie ou ce que j’ai appelé supra-monnaie (or, diamant) le permet. Dans le cas de la monnaie au sens strict, cela suppose en plus que sa « valeur » se conserve (faible inflation).

    Une des choses que l’invention de la monnaie a permise, c’est l’accumulation, sans trop de risques, des richesses. L’accumulation existe avant, essentiellement foncière en Occident, mais aussi en « supra-monnaie » voir l’exemple des trésors royaux et ecclésiastiques, mais elle est moins commode : moins de gens peuvent se le permettre et, surtout, c’est moins transportable et pourtant plus facile à confisquer. Cette accumulation est permise par un détournement de la valeur ajoutée par la force de travail (à la Marx), mais ça n’a que peu de rapport avec la monnaie elle-même : l’exploitation du travail n’a pas besoin de la monnaie.

    C’est à partir, entre autres, de ces trois postulats défectueux que la théorie classique explique l’inflation : s’il y a inflation c’est qu’il y a eu une trop grande émission de monnaie. Mécaniquement alors, la « valeur » de cette monnaie baisse et donc les prix montent. Et c’est pour lutter contre cette inflation que, comme je l’ai dit plus haut, à la fin des années 60/début des années 70, certains se sont mis à critiquer les théories en vigueur et ont estimé que l’État ne devait plus être le réel émetteur de la monnaie, car le marché ferait bien mieux.

    Rétrospectivement, on peut sourire : ce qui affolait à l’époque c’était des taux d’inflation de quelques petits pourcents (3 à 4%). Ils avaient une excuse : l’hyperinflation allemande de l’entre deux guerres fut un vrai traumatisme. Mais quand, dans les années qui ont suivi le début des réformes, l’inflation s’est envolée vers des 14 ou 15% dans les pays industrialisés, personne n’a cru que c’était une conséquence des dites réformes, on avait une explication évidente sous la main : le(s) choc(s) pétrolier(s).

    Nous reparlerons du phénomène de l’inflation dans le prochain article.

    (à suivre)



     

    [1] De 1980 à 2006, le PIB mondial a triplé !           [retour au texte]

    [2] Ainsi nommée à cause de Jean-Baptiste Say, économiste français (1767-1832), qui l’a énoncée.           [retour au texte]

    [3] Voir par exemple le mouvement libertarien.           [retour au texte]

    [5] C’est ce qu’on appelle « la théorie du ruissellement ».           [retour au texte]

    [6] Pour aller vite : l’École de Chicago.           [retour au texte]

    [7] De Léon Walras économiste français (1834-1910).           [retour au texte]


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