• Réflexion sur la « crise » (4) : Le libéralisme

    Dans la seconde moitié du XVIIe siècle européen, est né, ou plutôt s’est développé car il y a des précurseurs, un mouvement très général de la pensée qu’on peut désigner sous le nom de « Lumières », « Droits de l’Homme », « Séparation des pouvoirs », peu importe, il s’agit là de facettes variées de la même réalité. De même, il est peu pertinent de savoir qui a commencé et quand. Est-ce Locke ? Est-ce Hume ? Est-ce Montesquieu ? Ou même avant, Leibnitz ou Spinoza n’en sont-ils pas les initiateurs ? On pourrait allonger la liste des penseurs qui ont contribué à la chose, sans autre profit que le plaisir historique. Plus utile est de voir de quoi l’on parle dans ce mouvement et ce qu’on y établit.

    Le premier point sur quoi repose l’édifice est que l’Homme (avec un grand H, l’être humain) est d’abord un individu avant que d’être membre d’un groupe quel qu’il soit.

    Le second point, et on pourrait dire le premier ex æquo tant ils sont inséparables dans la pensée des créateurs, est que c’est la Raison de l’homme qui doit expliquer le monde et donc l’Homme lui-même. Foin des révélations et des dogmes, seul le libre exercice de la Raison permet de comprendre.

    Le troisième point est que cet Homme doué de Raison a des droits, et en particulier le droit d’être libre. Bien sûr cette liberté aura ses limites, d’abord du fait même de la liberté des autres hommes, mais aussi du fait de l’organisation du groupe auquel il appartient. Car si le mouvement des Lumières fait passer l’Homme avant le Groupe, il ne nie pas ce dernier.

    À partir de ces trois postulats (et de quelques autres présupposés que j’évoquerai plus tard), se met en place toute une philosophie morale et politique. Les branches en seront diverses et parfois contradictoires, mais elles acceptent toutes ces principes de base. Et, jusqu’à aujourd’hui, malgré quelques sévères épisodes de reculade, cette conception prédomine. Elle est même à la base de toutes les règles qui encadrent aussi bien les nations dites démocratiques que les relations internationales. Aussi bien les Constitutions de la plupart des pays que la Charte des Nations Unies.

    J’ai dit tout à l’heure qu’il était peu pertinent de savoir qui et quand, il n’est guère plus pertinent de savoir pourquoi. Que ce soit la suite des Guerres de Religion, la suite des conquêtes du Nouveau Monde et de la découverte subséquente d’autres peuples, ou la volonté qui en naît de lutter contre l’Absolutisme, ne change pas grand’ chose à l’affaire. Mais il reste que le quand a malgré tout une certaine importance. Car, simultanément, et souvent du fait des mêmes auteurs, naît ce qu’on appelle l’Économie Libérale. Et cette Économie Libérale repose sur les trois mêmes fondamentaux : l’Homme est individu, l’Homme est rationnel, l’Homme est libre.

    Il est d’usage (en France particulièrement) d’opposer ou de dissocier libéralisme politique et  libéralisme économique. C’est une grave erreur, productrice de contre-sens. Je ne dis pas qu’il y a causalité, ni dans un sens ni dans l’autre, je dis qu’il y a simultanéité. Et, je pense, inséparabilité. Et que, donc, toute critique de l’un doit se méfier de ne pas casser l’autre. Pour peu du moins que l’on adhère à au moins un des deux, ce qui est mon cas. Prenons deux exemples :

    Il y eut, à partir de la seconde moitié du XIXèmesiècle, une critique forcenée de l’Économie Libérale. Sa principale expression en fut le marxisme (enfin un « certain » marxisme). Je dis que cette remise en cause fondamentale ne pouvait déboucher que sur le cassage de l’autre pan : la Politique Libérale. Et c’est ce qui s’est produit.

    En sens inverse, au cours du XXème siècle, la Politique Libérale fut dénoncée à de multiples reprises. Les deux principales incarnations en furent le Fascisme et le Nazisme. Selon un schéma équivalent, cela aboutit à un cassage de l’économie.

    Disons la chose autrement, de manière plus abstraite : le libéralisme a deux opposants. Symétriques. D’un côté, ce que certains nomment pompeusement le holisme : l’individu n’est rien ou pas grand’ chose, il n’est que le produit du tout qui l’enserre. Membre d’une classe, adepte d’une religion, victime d’une société, élément d’une communauté qui le détermine. De l’autre côté, l’absolutisme ou, version soft, l’oligarchisme ou l’élitisme : l’individu n’est rien s’il n’est pas guidé, conduit, mené, éclairé soit par un chef soit par une avant-garde. Le premier nous donna le socialisme exacerbé en pseudo-communisme, le second dégénéra en Führer-Prinzip. Le sinistre absolu vient quand les deux s’allient. Et ils le firent toujours à la moindre occasion. Le libéralisme doit être bien dangereux pour que de telles alliances naissent.

    Ne soyons pas naïfs, le libéralisme aussi a ses extrémismes. Le plus connu est le libertarisme (ou plutôt libertarianisme) : l’individu est tout, absolu, aucun groupe n’a de droit sur lui, aucun groupe même ne devrait exister sinon par libre association ponctuelle et temporaire d’individus libres et autonomes[1]. Cela donne la loi de la jungle (jungle injustement calomniée ici) ou loi du plus fort. Et c’est tout aussi sinistre. Le libéralisme initial et modéré met l’individu avant le groupe, mais ne néglige pas l’action de celui-ci. Il prône la raison, mais sait bien que l’homme est aussi parfois, et même trop souvent, peu rationnel. Et s’il proclame la liberté de tous, il en admet les limites.

    Ma thèse (et je dis bien que c’est une thèse pas un théorème démontré, même si je ne suis pas le seul à la soutenir) est que le libéralisme est né en une seule fois. Le politique et l’économique. Qu’il a les mêmes pères et les mêmes axiomes fondateurs. Vous remarquerez au passage que je parle du libéralisme pas du néo-libéralisme : ça a son importance, j’y reviendrai dans un prochain article. Bien entendu, cette inséparabilité que j’affirme, a une conséquence : si on tente d’exacerber ou de modérer l’un des pans, on va entraîner l’exacerbation ou la modération de l’autre. Pas par accident, par nécessité. Il convient donc d’être prudent.

    J’ai cité quelques uns des pères au début mais il y en a d’autres. Un seul peut-être à ajouter, parce que ça vient à l’appui de ma thèse : Adam Smith. Mais ce n’est pas l’essentiel, les axiomes, par contre, ça me semble important. Je maintiens les trois que j’ai donnés : l’Homme est individu, l’Homme est rationnel, l’Homme est libre.

    J’ai dit aussi tout à l’heure qu’il y avait quelques présupposés cachés en plus. Le principal c’est que tous ces fondateurs (Locke pour commencer, et ses successeurs, anglais surtout, puis continentaux) sont croyants. Ils ne sont pas catholiques, plus par antipapisme d’ailleurs que pour des raisons de dogme, mais ils sont au minimum déistes. Au moins jusqu’à Kant et Voltaire, même si on a parfois du mal à comprendre pourquoi Kant a besoin de Dieu. La conséquence, c’est que sans trop s’en rendre compte, ils adhèrent plus ou moins automatiquement à une sorte d’axiome supplémentaire : l’Homme est sacré. Sacré parce qu’il contient une « étincelle divine » en lui. Tous ces gens sont matérialistes en ce sens qu’ils ne font pas appel au surnaturel pour expliquer quoi que ce soit, mais ils ne sont pas athées. Le problème c’est que Dieu ne sert à rien d’autre dans la discussion qu’à sacraliser l’Homme et que, donc, très vite, le débat va se faire dans le cadre d’un pur matérialisme, matérialisme athée. Avec des gens comme Helvétius ou Diderot par exemple. Et, au XIXe, le problème ne se pose même plus guère pour cause de Darwin entre autres. Puis Nietzsche. Mais en mettant Dieu à la poubelle de la philosophie, on a au passage perdu ce qui distinguait l’Homme du reste du monde (de la Création auraient dit les anciens). Dès lors tout est permis[2]et c’est ce que ne manque pas de souligner certains. Sade un des premiers, mais il n’est pas le seul. Dostoïevski dénoncera cette dérive nihiliste, mais ce sera au nom de Dieu, seule réponse qu’il voie à la difficulté.

    Si je parle de cet aspect maintenant c’est que cela aura une grande importance quand il s’agira de distinguer le néolibéralisme du libéralisme. Mais avant cela, il me semble utile de dire en quoi le libéralisme est essentiel.

    Qu’a apporté le libéralisme ? Réponse : la prospérité. (Mais lisez quand même  Les vrais méfaits du libéralisme.)

    On nous a élevé à coup de Dickens et de Zola, voire même de Hugo, dans une vision misérabiliste du XIXe siècle. Non pas que ces auteurs nous aient raconté des bobards, mais ils se sont acharnés, à juste raison, à décrire ce qui n’allait pas. Or ce ne fut pas si linéaire que ça. Je vais prendre l’exemple de la France parce que là j’ai quelques chiffres sous la main, mais je suis persuadé qu’on pourrait étendre aux autres pays européens. Le plein essor du libéralisme en France, c’est d’abord sous Louis-Philippe puis sous Napoléon III. C’est une époque d’expansion énorme. Oui mais, dira-t-on alors, quid de la redistribution ? Hé bien justement, je ne vais pas aller prétendre que les bourgeois ne se sont pas grassement enrichis, mais, même si nettement moins, les autres aussi. Premier domaine (majoritaire à l’époque encore) l’agriculture : les exploitants, propriétaires ou fermiers, se sont enrichis nettement dans cette période. Ceux qui s’appauvrissent (relativement) ce sont les rentiers de la terre. Deuxième domaine (plus célèbre dans la littérature) le monde ouvrier : là c’est plus facile à chiffrer, en salaires « réels » +6,7% de 1850 à 1860 et +9,5% de 1860 à 1870. Je donne là les chiffres minimaux que j’ai trouvés, je lis ailleurs +25% de 1856 à 1870 ! On n’est pas franchement dans l’appauvrissement. Bien sûr, ce sont des moyennes et je ne nie pas Germinal. Je dis juste : faisons attention à la caricature. Dernier point  sur ceci : ça a failli continué sous la IIIe République (tout aussi libérale), mais au bout de trois, quatre ans le monde s’est trouvé en prise à une série de crises économiques du même genre que celles que nous avons-nous-même connues. Ce qui nous a lentement mené à 1914, si vous voyez ce que je veux dire.

    Même s’il n’est pas naturellement redistributeur, le libéralisme a de fait aussi profité au menu peuple. Il ne l’a pas fait exprès ! ou si peu. Mais il l’a fait. Je ne suis pas sûr du tout qu’un autre système aurait fait mieux. Et là le cas soviétique peut servir de repoussoir : la confiscation des richesses par un petit nombre y fut tout autant omniprésente et en plus la croissance y fut plus faible.

    Je ne me fais que peu d’illusions sur le caractère heureux du statut ouvrier au XIXe siècle, n’allez pas croire. Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne nie pas Germinal ou Copperfield. Je dis juste que ce n’est pas du noir et blanc, mais qu’il y a plein de gris plus ou moins intenses. Tiens je vais même vous donner un exemple de gris sombre. Une des choses que l’on constate « grâce » à la révolution industrielle et à l’essor du libéralisme, c’est une augmentation de la mortalité infantile qui, les années précédentes, avait commencé à baisser ! Ce qui est rigolo (mot douteux en l’occurrence) c’est la cause : l’allaitement artificiel. Comme les femmes (ouvrières ou paysannes essentiellement) sont moins disponibles pour l’allaitement au sein, on invente le biberon et le lait pas encore tout à fait maternisé. (Remarque : les bourgeoises n’ont pas ce problème, elles, elles emploient des nourrices.) Sauf que, on n’a pas encore inventé les microbes, et les conditions d’hygiènes sont lamentables. Conséquence : un bébé sur trois meurt avant sa cinquième année ! Les chiffres du Calvados en 1865 à titre d’exemple : élevé au sein = taux de mortalité de 108, allaité artificiellement = taux de mortalité 308. Comme je disais tout n’est pas rose. (Taux moyen de la dite population : 175).

    Pendant qu’on y est, continuons avec les chiffres. Toujours en France, question de sources. En 1830-1840, la quantité moyenne de calories consommées était d’environ 2000, en 1880, elle atteignait les 2800 (c'est-à-dire le niveau reconnu comme normal) et simultanément on atteint l’optimum protidique. Et pas à coups d’ersatz, mais grâce en particulier à une diversification de l’alimentation (sucre, viande, légumes variés, fruits, chocolat, etc.). C’est d’ailleurs entre autres pour ça que les exploitants agricoles dont je parlais plus haut se sont enrichis. Ma ville natale, Nantes, en est un excellent exemple : au XVIIIe ce qui fait encore sa fortune c’est le commerce triangulaire (négrier), au XIXe ce sont les maraîchers et les conserveries.

    Maintenant, si on essaye de faire le bilan global et donc quelque part inhumain des choses, la dite période correspond à une amélioration de la qualité de vie de tous. Bien sûr surtout des bourgeois, et de deux façons d’ailleurs : ils deviennent plus riches, ils deviennent plus nombreux (doublement environ dans les deux cas). Mais aussi du reste de la population. Et, je me répète, je ne suis pas sûr du tout qu’une autre politique (économie) aurait fait mieux, et j’ai bien peur qu’elle aurait fait pire.

    Il y a une autre période d’expansion du libéralisme, c’est l’après Deuxième Guerre Mondiale. Et là, à défaut de Zola, on me parle de l’hiver 54 et de l’abbé Pierre. Soyons bien clairs : les bidonvilles c’est quoi ? L’exode massif de toute une population (paysanne et immigrée) vers les villes pour y trouver du travail. Par malheur, moins de 10 ans après la fin de la guerre, l’industrie du bâtiment n’a pas encore réussi à tout reconstruire, alors de là à construire en plus il faudra encore attendre 10 ans à peu près. (Qu’on arrête de dépenser bêtement le budget national à garder l’Algérie, pour le mettre là où c’est utile, en métropole). Ça nous donnera ces magnifiques barres de HLM que nous sommes si fiers de nos jours de dynamiter et qui, quand on regarde les documentaires de l’époque, étaient vues par leurs bénéficiaires comme le comble du luxe. (À titre anecdotique, mais significatif, la disparition des derniers « baraquements » d’urgence à Saint Nazaire – entièrement détruite pendant la guerre - datent du début des années 70). Ce qui est important c’est que du travail, il y’en avait ! Que si les gens s’entassaient ainsi aux portes des grandes villes, c’est qu’à quelques kilomètres de bus, de métro, de vélo ou même de solex de là, ils trouvaient de quoi gagner du fric. Ça s’appelait le plan Marshall et la reconstruction. Et c’était du libéralisme à la sauce keynésienne : développer la demande.

    Donc arrêtons de jeter le bébé avec l’eau du bain. Je ne prétends pas dire que l’économie libérale est un système parfait et idyllique, je dis seulement que c’est le moins pire qu’on ait trouvé pour l’instant. Si quelqu’un a mieux, je suis preneur. Mais, pour l’instant, je ne vois rien pointer de bien encourageant. Au contraire, on me ressort les vieilles recettes qui ont provoqué catastrophes sur catastrophes (là je pense aux millions de morts de famine en URSS et surtout en Chine, à la pleine époque du léninisme triomphant). Écoutez les discours des opposants de la « vraie » gauche, que prônent-ils ? Passons rapidement sur le NPA qui fait surtout des incantations, prenons Mélenchon, apparemment plus sérieux, lui ce qu’il demande, je l’écoutais encore l’autre soir le dire sur France 3, c’est un retour du protectionnisme. Oh, joliment habillé ! Protectionnisme vert, protectionnisme social, tout ça. On trouve toujours de bon prétextes pour limiter la liberté. Ce qui est rigolo d’ailleurs (et là le mot est de circonstance) c’est que Dupont-Aignan et le FN, plus ou moins à l’opposé sur l’échiquier politique, ont le même discours. Salauds d’étrangers de pauvres qui acceptent des salaires de misère pour bouffer le pain des Français !

    Alors bien sûr en face on a les néolibéraux. Ils jouissent eux ! Z’ont le champ libre. Y’en a pas un dans le tas pour les gêner. Personne n’ose plus parler d’intervention de l’État, ou si il y’en a encore un, on te me lui fous bien vite un scandale aux basques.

    J’ai dit précédemment que le néolibéralisme n’était pas plus du libéralisme que le marxisme ne l’était. Je maintiens, et au mot à mot. C'est-à-dire que ce sont dans les deux cas des déviations qui partent du libéralisme en en gommant une des caractéristiques. Dans le cas du marxisme, ce qu’il a gommé c’est le côté « l’Homme est individu » (et plus sournoisement « est libre »). Si tu t’en revendiquais, tu n’étais qu’un sale petit-bourgeois égoïste. (Je le sais, j’y étais : « anarchiste petit-bourgeois » me traita-t-on un jour). Dans le cas du néolibéralisme, ce qu’il gomme c’est le côté « l’Homme est libre » (et aussi de manière plus sournoise « est rationnel »). Tu n’as dans ce système de droit à la liberté, que si tu imites, ou mieux tu adoptes, le comportement des autres.

    Je n’insiste pas aujourd’hui, j’y reviendrais dans le prochain article.

    (à suivre)



    [2] C’est le nihilisme, parfaitement cohérent d’un point de vue logique formelle, mais que je me refuse à adopter.  Lire à ce propos l’Homme révolté de Camus.          [retour au texte]


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