• J’ai eu du mal à me décider entre écrire un ou deux textes : les deux conséquences dont je vais parler ici, sont à la fois très différentes et intimement liées. Plus grave : je ne suis pas sûr du tout que l’une précède l’autre, elles sont plutôt dans un rapport « dialectique » : l’une crée l’autre, l’autre crée l’une, l’une augmente l’autre, l’autre augmente l’une, etc. ad nauseam !

    Finalement, je vais essayer de n’écrire qu’un texte, quitte à être obligé d’y revenir une autre fois. Ces deux conséquences sont : le temps et le récit. Reste à savoir par où commencer !

     

    Un peu au pif, un peu par flemme, je vais commencer par le temps.

    Le temps. Ou peut-être plutôt le « temps différé ».

    Repensons à Médor qui veut sortir[1]. Il y a bien sûr dans son comportement une composante temporelle, ce « il veut sortir » est une sorte de futur. Mais c’est un futur immédiat. Médor n’envisage pas le moins du monde que demain il recommencera le même manège, non plus qu’il ne se « rappelle » avoir fait la même chose hier et avant-hier. Je continue avec Médor (vous allez croire qu’il m’obsède) : rappelez-vous le coup de la laisse déplacée[2]. S’en souvient plus le Médor !

    Prenons un autre exemple, tout aussi dérisoire, si, par mégarde, je nourris deux fois le même soir mes chats, se souviennent-ils de la première ? Non. Vous allez me répondre « c’est parce que, c’est bien connu, un chat ça a toujours faim. » Pas de ça que je parle : je parle du « cérémonial », ils vont se comporter exactement comme si c’était la première fois : se précipiter du jardin voisin, tenter de me faire trébucher dans l’escalier, etc. Z’ont oublié. D’ailleurs, les nouvelles gamelles resteront en grande partie pleines : Z’avaient plus faim ! Mais, l’ouverture de la porte du jardin avait déclenché chez eux les mêmes réflexes. Passé très immédiat.

    Nous sommes dans ces cas dans une vision du « présent » avec une faible projection en avant comme en arrière. Et il y aurait des tas d’autres exemples à citer. Ça ne signifie pas qu’un animal n’a pas de « mémoire » ! Ça signifie que cette mémoire ne lui fait pas construire un « récit ». Aïe ! sans le faire exprès j’ai déjà abordé le second aspect. Mais je vais m’abstenir pour l’instant, on en reparle tout à l’heure.

    Essayons d’envisager avant ce qu’il y a de nouveau, ou de plus, chez l’homme que chez l’animal (enfin la plupart des animaux comme on sera amené à nuancer plus tard). Je l’ai dit dans l’article Théorie de l’esprit : le « je » et donc le « tu ». (Et, bien sûr, leurs pluriels « nous » et « vous »). Si « je » suis capable d’envisager de faire ceci ou cela dans les prochaines minutes, je suis amené à penser que peut-être « tu », puisqu’il existe, vas avoir un comportement identique éventuellement plus tard, ou, au contraire, qu’il l’a eu dans un certain passé. Et, de proche en proche, se construit ainsi un futur et un passé de plus en plus lointains. Lointains de mon moi présent. Attention je ne suis pas en train de dire que soudain M. Dupont Erectus [3] (ou un de ses successeurs, Neandertal ? Sapiens ?) a inventé d’un coup les notions de passé et de futur, je dis juste que, quand apparaît l’intentionnalité de type 3, naît en même temps la possibilité progressive que ces notions se fabriquent. Et plus : qu’elles se renforcent,  petit à petit, par le « récit ». Et qu’à son tour le récit permet d’envisager un passé et un futur de plus en plus lointains.

    Exercice : essayez d’imaginer un récit « minimal ». Par minimal, je veux dire non seulement vous ne me faites pas du Proust, mais surtout vous pensez à ce qu’un homme ancestral (habilis, erectus, ergaster, … m’est égal) pourrait fournir. Oui, mais faudrait déjà qu’il cause. Promis je vais y revenir, mais pour l’instant imaginez juste un micro-langage (ou même peut-être seulement quelques gestes – encore que ça j’y crois pas, je veux dire au « seulement »), et essayez d’imaginer le plus petit récit que vous puissiez envisager qu’un tel être puisse fournir.

    Les réponses sont multiples. Je laisse d’avance tomber les simples injonctions ou invites du style « ouah ! t’es canon ! tu viens ? on baise … » ou « fait chier ce con, zigouillez le ! ». Ce ne sont pas des récits. Ils comportent pourtant déjà des notions temporelles : « tu viens ? » « zigouillez-le », mais on reste dans l’immédiat[4]. Je vais essayer de vous fournir un exemple[5] :

    « Dites, les mecs et les nanas, je viens de voir à 2 km d’ici la carcasse d’un énorme éléphant, faut faire fissa, y’a déjà des lions dessus, les hyènes et les autres vont pas tarder. On y va ? »[6] Et ils y vont.

    Première explication : avant d’être chasseur-cueilleur, l’homme a été cueilleur sans doute, mais pas chasseur : charognard. (Me demande même parfois si notre haine et notre mépris des charognards (chacals, vautours, corbeaux, …) ne nous vient pas de ce lointain passé : c’étaient nos concurrents directs). Passons, ce n’est pas le sujet.

    Deuxième explication : dans un premier temps, l’homme a été un charognard « sur place » là où il savait trouver des restes[7], sauf que tout ou presque avait été bouffé par les concurrents ! Il devait se contenter des os et surtout de leur moelle (grâce à l’invention du gros caillou qui casse les os). Puis, il s’est mis à patrouiller, soit seul, soit par groupe de deux ou trois, et quand il repérait une opportunité, revenait en courant prévenir le reste du groupe de la chose. (On a des traces paléontologiques de ce que je viens de résumer : position des découpes d’origine humaine, avant au-dessous des marques de dents des fauves, après au-dessus ou plutôt à côté).

     

    Je passe sur la scène qui suit, z’avez qu’à lire le Bickerton, pour en venir au point qui, ici, m’intéresse le « récit » et le « temps ». D’abord c’est un récit : le mec, il raconte ce qu’il a vu et il raconte ce qu’il faut faire. (Et croyez moi, le soir à la veillée, une fois tout le monde repu digérant autour du feu, il le re-racontera que c’est lui qui etc.) Ensuite c’est bourré de temps, et de temps différé : 2 km, même en courant, ça nous fait un bon quart d’heure. Pour le  retour du découvreur. Et, même plus, pour la préparation, le départ de la petite troupe et son arrivée à l’endroit propice. Du passé et du futur. Encore courts, mais déjà. Et, à mon sens, c’est là que s’enclenche le processus.

    D’autant qu’il est probable, que dans deux ou trois jours, quand la faim reviendra, il le re-racontera le mec ! Et qu’il se proposera pour aller voir si par hasard … Voyez comment, assez rapidement, le temps s’allonge. Maintenant, imaginez que le même redécouvre quelque chose : il va devenir une légende ! Et on racontera ses exploits. Et hop, nouveaux récits et à nouveau temps qui s’allonge.

    Passons à un tout autre aspect, mais sans doute encore plus significatif. Connaissez-vous une autre espèce animale que l’Homme qui possède la notion d’« ancêtres » ? Moi, non. C’est même pire, chez de nombreuses espèces, une fois la période de nourrissage et d’élevage passée, la mère[8] et son enfant ne se reconnaissent plus[9]. Cette période est plus ou moins longue selon les espèces : quelques semaines chez la plupart des oiseaux, jusqu’à deux ans, ou plus, chez certains mammifères (cervidés, castors,  etc.). Dans les espèces « sociales », le lien mère/enfant peut perdurer au-delà. C’est le cas chez des primates proches de nous : chimpanzés par exemple, mais pas l’orang-outan pourtant pas si éloigné de nous, mais qui lui n’est pas une espèce sociale. Un autre exemple, plus éloigné de nous, est l’éléphant où les liens semblent durer (mais là aussi on est dans une espèce sociale en quelque sorte).

    À ce propos, ne pas confondre ce concept d’ancêtre, avec l’existence du deuil. Il semble que de nombreuses espèces (parmi les plus évoluées ceci dit) ressentent comme une sorte de « souffrance » (se méfier de ces mots très humain) à la mort d’un de leur congénère. Mais là encore, on va surtout trouver ce type de comportement chez les espèces sociales plutôt que chez les autres.

    Je ne me souviens plus où j’ai lu (revue, bouquin ?) ou vu (docu télé ?) que dans certaines tribus amazoniennes le plus lointain « ancêtre » connu était l’arrière-grand-père (ou mère). Ça s’explique assez bien sans le support de l’écrit et avec une espérance de vie relativement courte. N’empêche que même chez eux les « Ancêtres » existent, mythiquement et ont une fonction de régulateur social[10]. C’est pas par hasard si, pour suppléer, les Chinois ont inventés les tablettes sur l’autel des ancêtres ou les Romains leurs statuettes pour les Lares : c’était une forme primitive d’écrit, ça faisait durer.

     

    À nouveau, nous sommes en présence d’une interaction temps/récit, l’un développant l’autre. Et, j’y reviens, cela suppose un certain niveau de théorie de l’esprit : celui où l’« autre » existe (et donc, potentiellement, a pu exister) en dehors de « moi » mais comme un autre « moi ».

     

    Je vais essayer de résumer ce texte qui paraît un peu décousu : à mon sens, avec l’acquisition à une étape de l’évolution du genre Homo de la capacité d’attribuer à l’autre un état mental identique au sien, sont apparus, plus ou moins successivement, diverses nouveautés. D’abord le « je » et le « tu » (certains préfèrent dire le « moi », mais je maintiens « je »). Puis, puisque l’autre (le « tu ») existe en « pour de vrai » la possibilité de l’échange. pas seulement de l’échange de choses, mais aussi l’échange d’idées. Et, à partir de là, se sont enchaînés plusieurs capacités nouvelles qui n’ont fait que se renforcer les unes les autres : le langage, le récit, le temps. Le langage, en tant qu’outil complexe d’échange d’idées de plus en plus complexes. Le récit, en tant que moyen de faire partager aux « autres » ce que « je » sais. Le temps, en tant que cadre de ce que « je » vis, ressens, perçois. Puis tout ça a interagi.

     


    [1] Voir Historiettes. ,  La Laisse de Médor.          [retour au texte]

    [2] voir  Théorie de l'esprit à la fin.          [retour au texte]

    [3] Une fois pout toutes : j’ai décidé d’utiliser l’expression Homo Erectus malgré les réticences de nombreux paléontologues qui préfèrent distinguer entre Erectus (Asie), Ergaster (Afrique) et Heidelbergensis (Europe) voire Antecessor. Je n’ai pas la compétence pour trancher le débat, mais j’ai l’intuition que ces quatre-là c’est les mêmes ou presque !          [retour au texte]

    [4] Ou alors c’est que la nana est particulièrement récalcitrante, ou le « con » rapide à la course !          [retour au texte]

    [5] J’emprunte une partie de ce qui suit (en le mettant à ma sauce) à Derek Bickerton, linguiste, dont je vous conseille la lecture de La langue d’Adam chez DUNOD. Attention c’est SA thèse qu’il y présente, d’autres linguistes, aussi éminents que lui, sont en désaccord, mais moi elle me plaît bien. Et c’est là que vous trouverez une origine « plausible » de la naissance du micro-langage que j’évoquais plus haut.          [retour au texte]

    [6] Je vous avais prévenu : « à ma sauce » ! Le probable proto- langage était certainement moins riche que ça, mais s’il contenait suffisamment de choses pour dire « par là », « à tant de distance », « gros éléphant », « faut faire vite », etc. ça suffit.          [retour au texte]

    [7] Par exemple, près d’un point d’eau régulièrement fréquenté par la faune locale.          [retour au texte]

    [8] Le père idem dans les espèces où il participe à la dite période.          [retour au texte]

    [9] Risques non négligeables d’accouplements ou de bagarres selon les sexes.          [retour au texte]

    [10] J’y reviendrai dans un prochain texte sur ce que j’appelle le « sacré ».          [retour au texte]


    votre commentaire



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires