• Laurence.

    Quand j’ai connu Laurence, c’était une gamine. Onze ans, par là. C’était ma première année dans mon troisième vrai poste et c’était une élève de 6ème. Élève normale, pas très bonne, plutôt feignante, mais rien de grave, arrivait quand même à dépasser la moyenne quoi. C’était encore une époque, 1978, où les élèves, même médiocres, croyaient en l’école. Oh y’avait déjà des chahuteurs et des énerveurs de prof, comme de toute éternité ! Mais ils assumaient leur statut et le faisaient exprès. On s’en aidait. C’était pas le cas de Laurence : pas de brillance, mais pas non plus d’outrance. Juste un jour, elle a osé me contredire – enfin elle le croyait. C’était début Mars et Claude François venait de mourir. Et elle m’a dit : « Vous pouvez pas comprendre, vous Monsieur, mais nous on est triste. On l’aimait. » J’ai pas voulu lui enlever ses illusions, lui faire entendre que j’étais pas si vieux que ça, pas si vieux que ce qu’elle imaginait, je ne lui ai pas dit que mon premier 45 tours c’était Claude François justement. Et que, moi aussi, ça me faisait drôle, même si depuis.

    Elle est passée en 5ème, et à nouveau avec moi comme prof de math. Et là elle a commencé à prendre un « mauvais genre » dirons-nous. Rien de bien méchant, mais quand même : s’est mise à se maquiller, maladroitement, s’est mise à s’habiller, outrageusement, s’est mise à se coiffer, bizarre, ce genre de choses. J’étais déçu. Et d’ailleurs son niveau a baissé. Elle est quand même passée en 4ème et, là, je l’ai perdue de vue.

     

    Quelques années plus tard, j’ai eu sa demi-sœur, Nadia, en 3ème. Se ressemblaient pas du tout, là j’avais une élève sérieuse et attentive. Sauf que. Sauf que c’est cette année-là qu’on a retrouvé le corps de Laurence, flottant nu dans une rivière les mains attachées dans le dos. J’ai jamais su les détails et j’ai pas osé demander. Enfin si j’ai su un détail : c’est en coupant une mèche de cheveux de Nadia et en comparant qu’on a pu établir l’identité du cadavre. Ça l’a secouée la môme. Moi aussi d’ailleurs : pas facile de faire le lien entre la gamine qu’on a connue, jeune et délurée, et une victime. Quelques mois plus tard , en farfouillant dans mes papiers entassés, je suis tombé sur un ancien cahier de Laurence, allez savoir pourquoi il était resté chez moi. Je me revois, accroupi devant le meuble où il était, j’ai eu du mal je vous assure.

     

    L’histoire est pas finie. J’avais décidé de ne pas demander de mutation et j’ai fait trente ans dans ce collège. Je vais ouvrir une parenthèse : trente ans dans un collège, ça crée des chocs. Le premier m’a pris par surprise, après on s’habitue : c’est le jour de la rentrée, appel, fiches, tout ça, et à la fin du cours j’ai une adorable pitchoune de 6ème qui s’approche de moi et qui me dit « Catherine Malard, ça vous dit quelque chose ? » J’hésite un instant, mauvaise mémoire des noms, puis : « Ah oui, je l’ai eue comme élève … – Ben c’est ma Maman ! répond-elle avec un merveilleux sourire. » Putain ! le coup de vieux que je me suis pris ce jour-là. Pouvais pas deviner : les mères ça donnent pas leur nom à leur fille ! N’empêche j’étais devenu le prof de la fille d’une ancienne élève. Comme j’ai dit, après je me suis habitué, quoique :

    Une année, j’ai eu une élève, Marie qu’elle s’appelait. Mais son nom de famille c’était celui de Nadia. Alors à la fin du premier cours, j’ai dit un truc du genre « XXX ça me dit quelque chose, j’ai connu une Nadia XXX, ce serait pas de ta famille ? – Ben, ma mère elle s’appelle Nadia. » C’était pas la première fois, donc j’ai été moins secoué, mais j’avais quand même pas l’impression que ça faisait si longtemps. Et puis, je me souvenais du reste. De Laurence. Prudemment, plus tard, j’ai évoqué la chose : j’avais aussi connu Laurence. Passionnée qu’elle était la Marie : j’avais connu sa tante. Lui ai pas dit grand’chose, l’était trop jeune. Bien sûr, elle en a parlé à sa mère, Nadia. C’est là qu’on devient modeste : Nadia, elle, elle ne se souvenait pas de moi. Se souvenait d’autres profs de maths, mais pas de moi.

    On a éclairci la chose à la réunion parents-profs qui a suivi. Se rappelait que de mon surnom ! « Y’avait un prof qu’on appelait ‘Jésus’ – Ben voilà, c’était moi ! » Faut dire qu’à l’époque (celle de Nadia) , j’avais des cheveux hyper longs et une barbe imposante, alors … Tiens encore une parenthèse : un soir de Décembre, je mange avec ma femme dans un resto, et ma femme donne à un petit môme d’une table voisine je ne sais quelle friandise. « Maman, maman, y’a la femme du Père Noël qui m’a donné un gâteau ! »

     

    Mais ce qui m’a le plus choqué, lors de la réunion parents-profs, c’est pas qu’elle ne se souvenait que de mon surnom la Nadia, c’est que moi je l’ai pas reconnue ! J’avais le souvenir d’une jolie gamine blondinette et je me retrouvais face à une femme défraichie. Était devenue rousse, une couleur sans doute, mais surtout un visage fatigué, abimé par la vie. Comme un trop tard.

     

    [Même qu'il y a une suite]

     


  • Commentaires

    1
    Mercredi 24 Octobre 2012 à 20:07

    Prof ,c'est un beau (et dur ) métier.Tu en parles bien.

    2
    Mardi 27 Août 2013 à 18:50

    Pas mieux que Pyrausta ...

    :)

    3
    Mercredi 28 Août 2013 à 13:19

    @Leoend :

    Jésus !!!!  Djizeus !!!!

    J'en pleure de rire ! (après le post que je viens de lire, tu notes le déséquilibre, quand même ! ). Excuse moi de mettre l'accent sur ce passage alors qu'il y a tant à dire sur le contenu général de ton billet, mais là ... you made my day ! 

    ... et je me lève à peine ! (-6h)

    Je reviendrai, promis !

    4
    Bernardfayet
    Mercredi 28 Août 2013 à 23:44

    Comme Pyrausta me l'a très bien dit, nous avons beaucoup à nous dire ! Même métier, bien des problèmes humains et à peu de chose près aussi peu normaux !

    5
    Lundi 2 Septembre 2013 à 00:53

    @ Bernard  

    6
    Mercredi 4 Septembre 2013 à 08:19

    Ai lu tes deux billets, en commençant par le second, j'ai bien fait ! ......

    Bravo pour tes talents de conteur (mais je savais déjà ....)

    Bonne journée Patrick !

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