• J’ai déjà dit ailleurs que l’ensemble du monde politico-économique actuel croyait en « la neutralité de la monnaie », en sa non importance[1]. Or c’est à ces gens-là qu’on a confié la création de l’euro. Là se trouve la source de tous les soucis passés, actuels et à venir de cette monnaie, car ils n’ont su créer qu’une monnaie qu’ils ont voulue presque virtuelle ou en tout cas sans corps. Je vais d’abord vous en donnez deux illustrations, relativement anecdotiques, mais qui montrent bien l’esprit qui a présidé à cette création.

    La première est celle dont j’ai déjà fait mention[2] : les décors des billets. Ils ont tout fait pour que ces billets ne représentent rien de réel ! Le prétexte était de ne pas froisser des susceptibilités nationales mais la raison profonde était que le « peuple » ne s’attache pas à cette monnaie, qu’il n’y voie qu’un moyen. D’ailleurs c’est raté : nombreuses sont les personnes qui, à défaut des billets, collectionnent des pièces dont la face est « significative » car représentant soit le portrait de Jean-Paul II (Vatican) ou du Roi Albert (Belgique), soit tel ou tel monument (Grèce, Allemagne, etc.). Et ce ne sont pas les nationaux qui collectionnent « leurs » pièces, ce sont les autres ! Comme je l’ai déjà affirmé, les citoyens sont plus européens que leurs dirigeants.

    La seconde c’est le nom même de la monnaie. Ce devait être l’écu, ce fut l’euro. Écu était prétendument le sigle E.C.U. de European Currency Unit[3], mais, en réalité, faisait écho à une ancienne (très ancienne) monnaie européenne : l’écu d’or ou d’argent. Gros défaut ! D’abord c’était une ancienne monnaie française (Saint Louis en fut le premier émetteur) et donc « nationale », ensuite c’aurait été une monnaie ayant un sens (trans-)national et historique donc susceptible d’être « aimée » par les gens. Donc, sous de mauvais prétextes[4], les Allemands refusèrent et s’imposa ce nom saugrenu[5]d’euro. Eh bien, là encore, c’est raté : même s’ils ne le prononcent pas tous pareil, les gens, les européens ont adopté sans mal ce nom et y tiennent.

    Encore une fois, ce dont je viens de parler est de l’ordre de l’anecdote, sans grande importance économique, mais il me paraît tout à fait significatif que les créateurs de cette monnaie aient tout fait pour la « dépersonnaliser ». Mais passons maintenant à des aspects plus sérieux et techniques.

    En premier lieu, il faut se pencher sur l’organe qui a été créé pour contrôler et diriger cette monnaie, c'est-à-dire la BCE. Et pour cela, il faut bien comprendre que le traité de Maastricht est issu d’un marchandage entre la France (de Mitterrand) et l’Allemagne (de Kohl) : je te laisse te réunifier comme tu veux, mais en échange tu t’arrimes solidement à l’Union Européenne. Donc concessions mutuelles. En particulier, la BCE a été construite sur le modèle de la Deutsche Bank, modèle inspiré par ce qu’on appelle l’ordolibéralisme ou, parfois aussi, l’économie sociale de marché. Je vous laisse chercher et trouver ailleurs ce qui caractérise ce courant de pensée[6], mais il faut noter tout de suite qu’il est né au moment de l’hyperinflation allemande des années 1930 et que ce n’est pas innocent : la grande trouille c’est l’inflation. Donc la première mission de la BCE est de maintenir cette inflation dans un intervalle raisonnable (un peu moins de 2% s’il vous plait). Toutes ces autres missions doivent ce faire « sans préjudice de celle-là ». Les gestionnaires de la BCE ont été suffisamment pragmatiques pour ne pas trop s’enfermer dans ce dogme, mais ils ne s’en sont jamais trop éloignés. Et les outils dont ils disposent (essentiellement la fixation des taux directeurs) ne leur permettent pas de simultanément contrôler l’inflation et entretenir la croissance. D’où une molle croissance européenne.

    De plus, dans la foulée de l’orthodoxie néolibérale, la BCE ne peut pas créer de monnaie et, en particulier, prêter à taux zéro aux États membres [7] . Et la raideur idéologique ambiante est telle que nos politiques sont loin d’oser aller contre. Donc les États sont et resteront obligés d’emprunter sur les marchés financiers à des taux qui peuvent devenir prohibitifs si les agences de notation froncent des sourcils. Tout ça, soi-disant, pour éviter l’inflation, alors que c’est, en réalité, l’inverse qui se produit : les taux d’intérêts pratiqués créent de la monnaie sans réelle contrepartie productive, donc, même en restant dans le cadre des théories néolibérales, on a augmentation de la masse monétaire et inflation. Alors que

    Je vais prendre un exemple qui date un peu (15 ans) mais qui est très illustratif, d’autant plus qu’il fut l’œuvre d’un des représentants de l’école néolibérale en France : Édouard Balladur. Ce fut l’ancêtre de la « prime à la casse » : le gouvernement donnait 5000 FF à tout acheteur d’une voiture neuve pour peu qu’il se débarrasse de son véhicule de plus de 10 ans. Cette mesure coûta à l’État français 3,7 milliards de francs, mais lui rapporta, directement, 3,95 milliards en TVA sur la vente des voitures ! Coût de l’opération : – 0,25 milliards, c'est-à-dire un gain. Et ceci sans compter les autres gains : moins de chômage et donc moins de prestations et plus de rentrées sociales, TVA et autres impôts sur les fabricants automobiles, les revendeurs et les sous-traitants, etc. et même les casses automobiles ! Certains pinaillent : en réalité les voitures auraient été quand même vendues, moins nombreuses peut-être, plus tard sans doute, mais quand même, donc le gain est plus faible. Même si c’est vrai, ce dont je doute, le gain reste appréciable. Sauf que, pour pouvoir financer la mesure, c'est-à-dire avancer l’argent l’État fut obligé d’emprunter sur le marché et donc de payer des intérêts ! S’il avait pu se financer auprès de la Banque Centrale (Française à l’époque) à 0%, la dette nationale en aurait été allégée d’autant. (Un calcul à la louche me donne à peu près la moitié du gain TVA direct en intérêts).

    Il y a un autre aspect dans cet exemple sur lequel je voudrais insister : c’est un cas typique de ce à quoi peut servir l’État en économie. Et c’est bien ça qui gêne les néolibéraux qui ne veulent pas de l’État sur leurs plates-bandes et c’est ça qui est paradoxal dans le fait que ce soit un gouvernement néolibéral qui ait pris cette mesure. Si l’État intervient intelligemment pour relancer un secteur ou même pour le créer, c’est tout bénéfice. Pour l’État, donc pour les citoyens, mais pas pour les bailleurs de fonds privés, à leur grand dam. Bien sûr il existe des exemples où l’État s’est planté en prenant de semblables mesures (Plan Calcul dans les années 1960 par exemple), mais le marché et le privé font tout autant d’erreurs, les bulles spéculatives qui se sont répétées depuis une vingtaine d’années en sont bien la preuve. Et ce qui est terrible, c’est que dans ces cas-là c’est l’État, donc le contribuable, qui est appelé à la rescousse jamais (ou très peu) les responsables privés. Le système actuel consiste donc à donner tous les bénéfices éventuels au privé, et tous les risques encourus au public.

    Pourrait-on appliquer un autre système à la zone euro, réponse oui, mais on ne s’en approche guère. Au contraire, on est en train de s’en éloigner. Pour pouvoir « gérer » la crise grecque on est en train de mettre en place une sorte de Front Monétaire Européen qui, lui, aura le droit de prêter aux États à taux réduits. Eh bien voila, diront les optimistes ou les naïfs, on y vient. Tu parles ! Comment, à votre avis, va-t-il être financé cet éventuel FME ? Par les États ! Qui pour cela devront eux emprunter sur les marchés …

    Et il y a pire ! On est en train en France (c’est déjà fait dans d’autres pays) d’instituer ce qu’ils appellent la « Règle d’or » : interdiction au Parlement de voter un budget en déficit[8]. Et, s’il vous plait, on met ça dans la Constitution, comme ça les gouvernements suivants ne pourront pas s’en défaire. Mesure de bon sens, entend-on dire ça et là. C’est comme un ménage : s’il s’endette, il court à sa perte. Ben voyons. D’abord, le problème n’est pas de s’endetter ou pas, ça restera possible pour l’État comme ça l’est pour les ménages : aux conditions du marché. Ce que ça vise à empêcher c’est justement l’exemple que je donnais tout à l’heure : les mesures de relance. Si l’État n’a plus le droit à un déficit budgétaire, il ne pourra plus s’autoriser ce genre de choses. Cette « règle d’or » est la deuxième mâchoire de l’étau dans lequel on coince l’État, la première c’était l’interdiction de l’autofinancement. Une fois l’étau refermé, les néolibéraux auront gagné : plus d’État dans leur pattes. Et la misère assurée pour les peuples.

    Je tiens à signaler que le pays d’origine du néolibéralisme, les USA, a lui refusé de s’enfermer dans ces deux règles. De justesse : la deuxième faillit être mise en œuvre sous Clinton par la Chambre à majorité républicaine, et Clinton dut recourir à son droit de veto pour l’empêcher. Et actuellement la FED (l’équivalent de notre BCE) a émis pour près de deux milliards de dollars d’argent frais pour lutter contre la crise, alors que dans le même temps, les pays européens, coincés par leurs règles, empruntaient sur les marchés pour sauver les banques. Ce qui permet, maintenant, aux agences de notation de dégrader leur note !

    Il suffirait de deux mesures techniques simples pour résoudre le problème. D’abord que la BCE ait le droit de créer de la monnaie (sous contrôle bien évidemment – mais c’est théoriquement à ça que devrait servir un Parlement Européen). Ensuite que l’on refuse que les divers États de la zone euro soient notés indépendamment par les agences de notation : une seule note pour toute la zone[9]. Que je sache on note les USA, pas le Missouri ou l’Alabama ! Mais comme je l’ai dit auparavant, on n’est pas près de voir venir de telles mesures.

    Je vais pour finir sortir du domaine technique. J’ai dit, au début de cet article, que la source de tous ces maux était qu’on avait confié la création de l’euro à des gens qui ne croient pas en la monnaie. J’y reviens. Tant que nous seront gouvernés par des gens qui considèrent la monnaie comme une marchandise ordinaire, nous ne nous en sortirons pas. La monnaie n’est pas une marchandise. Encore moins une marchandise ordinaire. J‘ai dit ailleurs[10]qu’elle était du domaine du Sacré, je le maintiens. Ce n’est que si les peuples, les dirigeants et les acteurs économiques « croient » en leur monnaie que celle-ci peut fonctionner. Et on a fait tout l’inverse.



    [2] Voir Le foutoir          [retour au texte]

    [3]C'est-à-dire Unité Monétaire Européenne.          [retour au texte]

    [4] Dire ECU aurait trop ressemblé à KUH = vache en allemand ! comme si dire « l’euro » ne ressemblait pas en français à « le rot » …          [retour au texte]

    [5] Comme le zaïre était la monnaie du Zaïre fit remarquer quelqu’un à l’époque.          [retour au texte]

    [9] En clair, ce serait à l’Europe d’emprunter quand un État aurait besoin de financement sans qu’on veuille créer de monnaie.          [retour au texte]


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